Il vous serait bien difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qui remette en cause l’importance de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Des décennies de recherches ont montré que c’est essentiel pour la réussite tant professionnelle que personnelle, et les entreprises l’ont bien noté, en en faisant un leitmotiv dans les offres d’emploi et sur le lieu de travail. Mais ce que vous faites de cet équilibre et comment vous utilisez votre temps libre, est-ce important ? Le professeur Karoline Strauss et ses collègues Ciara Kelly (Sheffield University Management School), John Arnold (Loughborough University) et Chris Stride (Sheffield University Management School) ont montré dans leur article récent que ça l’était bien : leurs recherches soulignent l’impact positif des activités sur les ressources psychologiques utiles au travail.
Une carrière professionnelle réussie ne se résume pas seulement à une somme d’expériences professionnelles, d’études et de capacités techniques sur un curriculum vitae. Vos ressources personnelles – des qualités comme l’auto-efficacité – sont aussi essentielles pour une carrière durable. Le professeur Strauss et ses co-auteurs ont étudié une carrière durable définie comme celle où l’employé est « en bonne santé, productif, heureux et apte tout au long de cette carrière » [1] et cette définition fait partie d’un tout – plutôt qu’elle ne domine – dans la vie de l’employé. Quiconque a lutté pour ne plus regarder ses mails après le travail ou hésiter entre rester tard au bureau et dîner avec des amis reconnaîtrait que c’est plus facile à dire qu’à faire. D’où l’accent mis sur les ressources personnelles qui peuvent booster une carrière dans la durée : à savoir, l’auto-efficacité. Le terme « auto-efficacité » fait référence à la force de votre conviction en vos capacités. Ici, les chercheurs ont étudié spécifiquement l’auto-efficacité des employés par rapport à leur carrière. Vous pourriez demander, pourquoi est-ce si important pour votre carrière ? Étant donné que le monde du travail évolue constamment, avoir foi en vos capacités est un atout qui n’a pas de prix face au changement et aux difficultés. Nous ne sommes pas les seuls à le dire, des vingtaines d’articles ont déjà souligné que l’auto-efficacité est inestimable pour une foule de comportements au travail, comme la satisfaction professionnelle [2] et l’aptitude à l’emploi [3].
Alors comment les loisirs s’inscrivent dans cette situation ? Et de quel type de loisirs parlons-nous ici ? Les activités de loisirs couvrent une large palette, depuis le « binge-watching » de Netflix à des activités plus exigeantes, comme la danse ou la chorale. Pour rendre compte de cette situation et de l’importance de l’activité dans laquelle vous vous êtes engagé, les chercheurs ont classifié les loisirs de deux façons : selon leur degré de sérieux d’une part et de similitude avec l’emploi du salarié, d’autre part. L’idée qu’un loisir puisse être « sérieux » semble contre-intuitive, mais cela signifie que vous le considérez comme une partie non négligeable de votre identité, qu’il demande un entraînement régulier dans l’intention d’y exceller. Et parce que l’acquisition de compétences implique de les maîtriser, cela peut aider à développer l’auto-efficacité en encourageant la confiance en vos capacités. Comme ces expériences ont lieu en dehors du travail, elles ne sont pas associées avec la peur de perdre votre emploi en cas d’échec, et permettent ainsi de nourrir des ressources personnelles dans un environnement moins stressant.
Jusqu’ici, nous avons dressé un tableau idyllique avec des loisirs sérieux et bénéfiques, mais il est important de prendre en compte le potentiel effet néfaste de ces activités sur vos ressources psychologiques. Un fort investissement dans un loisir peut-il avoir un inconvénient ? « Cela dépend du degré de similitude entre votre travail et votre activité », explique le professeur Strauss. L’analyse de la similitude a été conduite à partir de la proximité entre les compétences, les activités, les exigences mentales et physiques de l’activité en question d’un côté et du travail de l’autre. Nous voici devant un dilemme, dans la mesure où il peut être bénéfique de pratiquer les mêmes compétences durant votre temps libre et au travail, en développant ainsi vos ressources personnelles. D’un autre côté, sans vraie coupure avec votre travail, vous risquez de finir plus épuisé, avec des conséquences dramatiques pour vos ressources personnelles et votre emploi. En étudiant à la fois le caractère sérieux du loisir et la proximité travail-loisir, le professeur Strauss et ses collègues ont pu cerner ce dilemme et comprendre comment exploiter votre temps libre en faveur de votre temps plein.
Par cette approche, et en collectant mensuellement des données d’employés pendant sept mois, ils ont trouvé que deux schémas peuvent aider à optimiser votre temps libre. Si vous accordez plus de temps à un loisir sérieux mais différent de votre travail, ou frivole mais similaire à votre travail, vous noterez une amélioration de votre niveau d’auto-efficacité.
Mais attention à « l’excès » : les personnes qui accordaient beaucoup de temps à à la pratique d’un loisir à la fois sérieux et similaire à leur travail avaient parfois des niveaux d’auto-efficacité plus bas que lorsqu’elles accordaient moins de temps au loisir de leur choix. La raison est peut être qu’elles trouvaient cela éprouvant d’être constamment épuisées et pas particulièrement efficaces. Ainsi un journaliste avec un blog de cuisine à côté se sentira moins efficace qu’un expert-comptable avec un blog de cuisine, ou un autre journaliste qui aime pratiquer l’escalade durant son temps libre. S’engager dans différentes activités stimulantes vous procurerait donc des expériences différentes qui nourrissent des ressources différentes. Si vous puisez dans les mêmes ressources au travail et dans votre temps libre sur une activité plus stimulante, vous courez le risque d’être épuisé par manque de repos.Réciproquement, si votre activité est proche de votre travail, mais moins exigeante, ce sera donc moins éprouvant et fatiguant, ce qui vous permet de nourrir votre auto-efficacité.
Nous savons depuis un certain temps maintenant qu’il est important d’avoir une vie hors de son travail et que ce que vous faites sur votre temps libre a des conséquences sur votre travail. Grâce à cette étude, nous apprenons aussi que les loisirs ne sont pas juste un moyen de tuer le temps et de s’amuser – c’est aussi une opportunité pour développer des ressources utiles, comme l’auto-efficacité, qui se traduisent par le développement d’une carrière durable. Elle suggère aussi que l’impact des activités doit être fortement nuancé. C’est utile tant pour l’employeur qui recherche la meilleure efficacité chez ses employés, pour l’employé qui cherche à s’amuser et à avoir une carrière réussie, et pour l’entrepreneur en devenir qui voudrait transformer sa passion en business. Mais le travail ne s’arrête pas là : il est également intéressant de considérer l’impact des activités sur des résultats comme le rendement au travail et la santé, et si cela produit des effets pour tout le monde, dans la mesure où très peu des employés étudiés avaient d’enfants.
Que pouvons-nous faire de cette information ? En tant qu’employé, observez le lien entre votre activité de loisirs et votre travail, à quel point cette activité est exigeante et cruciale pour votre construction personnelle. Si vous constatez qu’elle est « très liée, très exigeante, et elle définit qui je suis » : vous devriez peut-être vous efforcer de vous déconnecter des deux, pour éviter d’épuiser vos réserves d’auto-efficacité. En revanche, si vous répondez soit « Ils sont proches, mais ma passion est relaxante et je ne la prends pas au sérieux ! » soit « Je consacre beaucoup de temps et d’effort à ma passion et c’est une grosse partie de ma personnalité, mais elle n’a aucun rapport avec mon travail » : vous êtes chanceux, car cela pourrait augmenter votre auto-efficacité, qui développera la durabilité de votre carrière. En tant qu’employeur, considérez que tout le monde est gagnant si vous encouragez vos employés à se sentir épanouis et à rechercher des activités en-dehors du travail, plutôt que vouloir qu’ils ne se concentrent que sur leur travail. Finalement, cela peut servir d’avertissement pour ceux qui cherchent à développer une entreprise fondée sur leur passion – cela risque de faire beaucoup. En fin de compte, on voit combien c’est important pour les chercheurs et les employeurs d’étudier comment le temps libre influence le temps passé au travail, et comment cette relation peut être nuancée. Et si quelqu’un cherche une motivation pour se lancer dans une nouvelle activité, précisez lui également que c’est bon pour sa carrière !
Références
Lire l’article original : Kelly, C. M., Strauss, K., Arnold, J., & Stride, C. (2019). The relationship between leisure activities and psychological resources that support a sustainable career: The role of leisure seriousness and work-leisure similarity. Journal of Vocational Behavior, doi: 10.1016/j.jvb.2019.103340.
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De Hauw, S., & Greenhaus, J. H. (2015). Building a sustainable career: The role of work-home balance in career decision making. In A. De Vos, & B. Van der Heijden (Eds.). Handbook of research on sustainable careers (pp. 223–253). Cheltenham, UK: Edward Elgar.
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Abele, A. E., & Spurk, D. (2009). The longitudinal impact of self-efficacy and career goals on objective and subjective career success. Journal of Vocational Behavior, 74(1), 53-62.
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Berntson, E., Näswall, K., & Sverke, M. (2008). Investigating the relationship between employability and self-efficacy: A cross-lagged analysis. European Journal of Work and Organizational Psychology, 17(4), 413-425.