Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
“Mon travail fait partie de ma construction personnelle, identitaire sociale, c’est une marque de reconnaissance très importante. Mais les tiraillements entre la vie professionnelle et la vie privée sont forts ».
Ce verbatim recueilli parmi 274 de l’étude considérée* résume parfaitement la posture actuelle des femmes dirigeantes françaises qui se réalisent dans leur travail considéré comme une mission, mais aspirent à ne plus tout y sacrifier. C’est l’un des enseignements essentiels qu’il est possible de tirer, le second concerne un choc de valeurs susceptible d’intervenir dans les sphères du pouvoir où elles scrutent les dissonances entre le discours et les pratiques attendant des dirigeants l’exemplarité.
L'égalité, valeur fondamentale de la République française, doit pouvoir prioritairement se décliner entre les femmes et les hommes. C'est l'un des 17 objectifs de développement durable des Nations unies et Emmanuel Macron en a fait une priorité de son premier mandat. La nomination d’Élisabeth Borne comme Première ministre est un signal symbolique fort, comme les progrès intervenus avec l’indice Pénicaud et surtout la loi Rixain adoptée le 24 décembre 2021. Mais plusieurs femmes cooptées ont refusé le poste proposé par Emmanuel Macron. Or, si à ce niveau l’incident est visible, il semble relever d’une tendance plus systémique qu’il n’y paraît et qu’il y a lieu d’étudier : que se passe-t-il si les femmes dirigeantes choisissent de renoncer alors que la porte des instances dirigeantes s’ouvre plus largement encore qu’avec la loi Copé-Zimmerman ? Les quotas imposés par la loi Rixain pour 2026 incitent les entreprises à favoriser vraiment l'égalité des sexes dans le leadership – or, certaines femmes dotées des compétences souhaitées hésitent ou refusent lorsqu’elles sont approchées.
Dans le cadre du programme de recherche "Women Empowerment" du CEDE-ESSEC, Viviane de Beaufort a mené une étude sur les femmes dirigeantes : « Le pas de côté des femmes dirigeantes ?
Elle a interrogé les alumnae du programme "Women Board Ready- ESSEC" pour mieux comprendre les moteurs de carrière et les besoins des femmes leaders en France, dans un contexte sans doute en mutation notamment après la pandémie Covid-19.
De fait, la pandémie a eu une incidence sur les objectifs de vie de nombre d’entre nous. L’interpellation sur le sens au travail et la demande d’une vie en dehors du travail télescope le modèle sacrificiel qui prévalait quand on voulait faire carrière. Les femmes, jusqu’ici plutôt discrètes et « bonnes élèves », rejoignent les jeunes dans l’aspiration d’entreprises qui les soutiennent tout au long de leur carrière et respectent l'égalité des salaires et l'équilibre vie professionnelle et vie privée. Elles cherchent des pratiques alignées sur le discours, une structure du pouvoir plus horizontale, la confiance et les moyens d’œuvrer au bien commun.
Les femmes ayant répondu (plus d’une centaine) ont toutes des carrières professionnelles impressionnantes en entreprise ou en individuel ; leurs diplômes, parcours, expériences et secteurs sont différents. En plus, leur connaissance fine de la gouvernance et des mécanismes de pouvoir, après avoir fait le programme évoqué, en font un échantillon idéal pour décoder ce qui émerge et vérifier si cette tendance encore pionnière peut devenir un mouvement systémique.
Les femmes remettent en cause une promotion, posent leurs conditions et considèrent avoir le droit ou le devoir de pouvoir faire changer le système de l’intérieur ou bien renoncer.
Leur vie professionnelle est un moyen d’épanouissement intellectuel, une possibilité de progresser et de réaliser des choses pour 67% des participantes. Mais cet épanouissement professionnel doit pouvoir s’articuler avec un équilibre des temps de vie (61%) et si leur travail correspond à un besoin financier (56%), elles ne sont plus prêtes à tout sacrifier.
Qu'est-ce qui peut faire hésiter presque la moitié de ces femmes, qui à 81% n’ont pas refusé de promotion, à ne pas à accepter la dernière marche : un poste de niveau exécutif ? Trois raisons essentielles ressortent. Si la première n’étonne pas, les deux autres doivent faire réfléchir l’entreprise :
- Raisons familiales (44%), crainte et refus désormais d’avoir moins de temps à consacrer à sa famille, et lorsque la nomination exige une mobilité, expatriation par exemple, 73% refusent.
- Raisons personnelles telles que la peur de l'épuisement professionnel (1 sur 5 !) mais également le syndrome de l'imposteur (36%) et de manière plus positive, un autre projet de vie (55%).
- Raisons professionnelles : un conflit entre la projection qu’elles se font du poste et sa réalité (49%), pas assez d’autonomie ou de moyens (59%), et surtout un décalage entre le discours positif affiché et la réalité du pouvoir qui demeure dans l’entre-soi et vertical (84%).
Les participantes ont clairement osé exprimé un certain nombre de besoins clés et fait des propositions concrètes.
Alors que doit faire l’entreprise ? La direction doit sans doute s‘engager fortement pour créer un environnement de travail diversifié à tous les niveaux de la prise de décision. La montée des femmes tout en haut du pouvoir doit permettre de mettre en place pour tous, les hommes compris, un mode de travail garantissant davantage une vie plus équilibrée.
Un certain nombre de mesures ont été proposées :
● Un processus de recrutement équitable : ne pas éliminer à priori celles qui ont des enfants ou un certain âge. C'est à la personne de décider si le poste lui convient, et non à l'organisation de décider qu'elle n'est pas à la hauteur de la tâche en raison de sa situation personnelle.
● Un accompagnement et un processus d'intégration solide et global pour soutenir les personnes dans leur nouveau rôle et leur donner les moyens de réussir.(73,8%)
● L’arrêt de la culture du présentéisme et la mise en place des conditions de travail flexibles, notamment avec le travail à distance. (69,9%)
● Des politiques internes qui soutiennent la diversité, encouragent la promotion des femmes à des postes de direction et proposent des formations nécessaires, du mentorat, du coaching, et l’accès au réseau (70,8%)
● Et comme prérequis : Offrir une rémunération juste et égale.
L’interpellation est également forte sur l’exemplarité du dirigeant, décrit comme le « héraut de l’entreprise qui porte les valeurs susceptibles de créer une préférence pour l’entreprise et les rend crédibles» alors que la guerre des talents fait rage désormais. Les entreprises non “Women friendly” risquent de perdre des talents féminins, outre d’être en non-conformité avec les exigences légales (quotas) au niveau des instances de direction et de gouvernance, donc sanctionnables.
Référence
de Beaufort, V. " Le pas de côté de femmes dirigeantes ?" Centre Européen de Droit et Economie - Essec. Working Paper 2208 - avril 2022. URL: https://www.academia.edu/80171918/WP_CERESSEC_CEDE_ESSEC_Viviane_de_Beaufort_2022_avec_le_collectif_WOMEN_BOARD_READY_ESSEC