Aux lendemains des attentats de Nairobi

Aux lendemains des attentats de Nairobi

Selon un rapport du Congrès américain, entre 2009 et 2012 Apple aurait rapatrié quelque 30 milliards de dollars dans une filiale irlandaise, sans déclarer de résidence fiscale. Cela a permis à l'entreprise d’amasser 74bn $ de profits, en accordant aux gouvernements nationaux peu ou pas d'impôt sur le revenu. Apple avait non seulement trouvé un moyen de payer moins d'impôts, mais il avait surtout trouvé l'échappatoire ultime : un moyen de ne payer presque pas d’impôts.

Malheureusement, le cas d'Apple est loin d'être unique. Les multinationales d'aujourd'hui trouvent des solutions d’évasion fiscale et apportent de moins en moins d'argent dans le secteur public des pays développés. Alors, quel est le problème ? Comment les gouvernements peuvent-ils restreindre ce type d'évasion fiscale ? Un recours à une plus grande communication d’information financière est proposé par la Communauté européenne.

Cependant, deux arguments s’affrontent sur la question d’une plus grande obligation d’information. Alors que certains plaident en faveur de plus de régulation et de rapports plus détaillés, d'autres estiment que le volume des rapports financiers détériore la pertinence de l’information publiée. En général, la littérature empirique sur la publication d’information financière suggère que plus de divulgation a un impact positif pour les utilisateurs. Cependant il existe également des preuves qu’une trop grande divulgation déroute les utilisateurs.

Communication financière : un peu c’est bien, plus devrait être mieux

Afin de contrer l’évasion fiscale, la Commission européenne commence déjà à discuter de mesures qui obligeraient les entreprises à divulguer leurs chiffres d’affaires et leurs profits, pays par pays. Le mois dernier, l'Union européenne a soutenu de nouvelles règles de publication pour les sociétés pétrolières, gazières et minières. Et dans un virage surprenant, le commissaire des marchés internes, Michel Barnier, a également déclaré que ces règles de divulgation seraient étendues à d'autres sociétés, une annonce faite dans la foulée d'un sommet européen à Bruxelles au mois de mai où l'évasion fiscale était au centre des discussions. Mais pourquoi une obligation supplémentaire de publication financière est-elle considérée comme une bonne chose ?

Tout d'abord, il est important de se rappeler que la communication financière des entreprises est multidimensionnelle. Lorsque nous parlons de divulgation, il peut s’agir des rapports financiers réglementés et des états financiers, mais aussi des notes, discussions et analyses de la direction. Certaines entreprises s'engagent dans la communication volontaire, comme les prévisions de la direction, les présentations des analystes et des conférences téléphoniques, des communiqués de presse, sites Internet, et d'autres rapports - c'est là que réside la confusion.

La motivation de s'engager dans la divulgation volontaire, et peut-être de trop publier, trouve sa source dans des effets positifs supposés pour les entreprises. Des études empiriques ont montré qu'il existe potentiellement trois types d'impacts positifs sur les marchés financiers pour les entreprises qui font de nombreuses publications volontaires : elle peut accroître la liquidité des actions de la société, elle permet d’abaisser le coût du capital, et elle peut réduire la volatilité des prévisions des analystes. Dans l’une de mes dernières recherches (1), nous avons montré que, dans le cadre des introductions en Bourse, l'erreur de prévision des analystes diminue à mesure que le niveau de détail de l’information publiée augmente. Ces résultats suggèrent que le niveau de détail des informations prévisionnelles améliore la fiabilité des prévisions de bénéfices.

Cependant, il existe des limites à ces études, en particulier liées à des problèmes d'endogénéité. Les entreprises dont les publications d'information sont les plus élevées tendent à être également celles qui ont les plus fortes performances financières. Les liens entre la publication d’information et les impacts positifs peuvent alors être dus aux performances des entreprises plutôt qu’à la divulgation en soi.

Deuxièmement, de nombreuses études supposent que, même dans un marché financier efficient, les dirigeants disposent toujours d’information de qualité supérieure par rapport à des investisseurs extérieurs sur la performance future de leurs entreprises. De plus, la comptabilité et l'audit sont souvent imparfaits parce que les dirigeants font face à des compromis entre publier des informations pour transmettre leur information privée sur la performance de l’entreprise à des investisseurs, et publier des informations financières afin de gérer le niveau des performances enregistrées pour les contrats de dettes ou pour des raisons de gouvernance politique ou morale.

Peut-on avoir trop d’informations publiées ?

La publication d’information volontaire n'est pas toujours liée à des résultats positifs. Il est même possible qu’un excès d'information puisse perturber les investisseurs, provoquant la perte de certaines informations importantes. C'est un sujet de débat intense : en mai dernier lors du congrès annuel de l’EAA (European Accounting Association), l’ICAEW a organisé un symposium auquel j'ai participé – Les publications d’information financière : sont-elles hors de contrôle ? – où de nombreux points ont été soulevés.

Bien sûr, trop d'information peut avoir un impact négatif sur le coût des capitaux d'une entreprise, en particulier si les investisseurs perçoivent que d'autres investisseurs ne possèdent pas des informations pertinentes. Cela dit, un coût du capital plus élevé est également lié à la perception des investisseurs que d'autres investisseurs réagissent à des publications non pertinentes. Et à bien comprendre ce lien, il existe une distinction importante à faire entre information privée et information publique. Lorsque les agents ont accès à des informations privées pertinentes, l’impact positif pour le bien public lié à l'augmentation des divulgations publiques est remis en cause. L'idée principale ici est que lorsqu’une information différente est interprétée différemment par différents types d'investisseurs, le coût du capital augmente. Elle conduit à de nouveaux arguments en faveur de l'information privée, par rapport à l'information publique comme principal déterminant de l'asymétrie d'informations entre les investisseurs.

Mais par-dessus tout, l'information divulguée n'est pas toujours utile pour les investisseurs. En particulier, l'utilité de l'information présentée dans les notes, c’est-à-dire non reconnue dans le bilan ou le compte de résultat, est extrêmement variable. Alors que les recherches expérimentales suggèrent que la reconnaissance dans les comptes par rapport à la communication dans les rapports influence la perception financière des utilisateurs des états, les études empiriques ne sont pas concluantes sur le fait que l'information divulguée est traitée complètement, et sur le fait que la reconnaissance comptable par rapport à la divulgation est équivalente en terme d’impact sur les marchés de capitaux (2).

Dans un article récent (3), nous avons examiné si les décisions des dirigeants de capitaliser ou de laisser en charges les frais de recherche et développement (R&D), dans le contexte français, transmettaient des informations sur la performance future de l'entreprise. Nos résultats montrent que la décision de capitaliser la R&D est généralement associée à un impact négatif ou neutre sur les rendements futurs, même après avoir contrôlé pour le phénomène d’endogénéité.

Alors que nous ne pouvons pas clairement établir si nos résultats impliquent que la direction utilise la capitalisation de la R&D pour gérer les bénéfices ou parce qu'elle n'est pas en mesure d'estimer la capacité de gains des projets de R&D, nos résultats suggèrent que la direction ne peut pas transmettre fidèlement les informations concernant le rendement futur à travers sa décision de capitaliser la R&D.

C'est encore un sujet de débat intense. Alors que la Commission européenne envisage d'obliger les multinationales à divulguer les chiffres d’affaires et les profits sur une base nationale et à sévir contre l'évasion fiscale ; de nouvelles voix de régulateurs appellent à une baisse des obligations d’information dans les rapports financiers. Et tandis que l'information financière sur les actifs incorporels est encore soumise à un débat entre les partisans d'une réforme qui augmenterait les divulgations obligatoires, et dans une certaine mesure la reconnaissance, des actifs incorporels, à cette date, les preuves empiriques ne sont toujours pas concluantes sur ce point et ouvrent des pistes pour de nouvelles questions de recherche.

De même, les chercheurs seront confrontés à des questions relatives à la responsabilité de la présentation d'informations : est-il possible de maintenir la qualité de l'audit avec des publications d’information financière si étendues ? Ceci jette un doute sur la fiabilité des informations utilisées par les investisseurs et souligne le rôle des auditeurs dans l'amélioration de la crédibilité des états financiers.

Comme le phénomène plus large de la mondialisation, le terrorisme international fonctionne sur la base d'une mobilisation de rentes économiques pour entretenir une rente idéologique. Dans cette optique, les attentats de Nairobi rentrent dans le cadre d'une opération de développement international, mais c'est nous qui les vivons comme une attaque contre le monde.

Il se trouve que la partie du monde à laquelle nous appartenons, et qui ne partage pas l'idéologie fondamentaliste de la charia comme ordre sociopolitique, est majoritaire et dominante numériquement, géographiquement et en moyens économiques. Cet ordre sociopolitique qui est le nôtre est vécu par ces fondamentalistes ni plus ni moins comme une domination idéologique insupportable. Dans cette opposition dominant/dominé, le dominé cherche à prendre le dessus dès lors qu'il peut combiner un leadership idéologique suffisamment jusqu'au-boutiste et une rente économique pérenne.

Cette dernière attaque au Kenya est à la fois un message et un test. Un message des Shebab au monde et au gouvernement kenyan pour leur dire que la guerre qu'ils leur ont déclarée en Somalie depuis 2008 en les obligeant à abandonner des positions stratégiques est loin d'être terminée. Les principales revendications des Shebab dans cette attaque sont d'ailleurs le départ des troupes kenyanes du sol somalien et la libération des prisonniers.

Pays voisin de la Somalie, le Kenya, peuplé de 44 millions d'habitants à 80% chrétiens et 10% musulmans, avec un PIB de 42 milliards USD est la 9e puissance économique africaine et la principale puissance est-africaine. En complément des opérations de l'Union Africaine engagées depuis 2008 en Somalie, il s'est énergiquement mobilisé sur le plan militaire pour repousser les Shebab établis qui représentent une menace permanente à sa frontière nord-est même sur son territoire. Cette attaque des Shebab sert aussi à tester les capacités du nouveau gouvernement du président Uhuru Kenyatta, au pouvoir depuis le 9 avril 2013 seulement.

Les attentats de Nairobi : à la fois un message et un test

Les Shebab n'en sont pas à leur première attaque au Kenya. Ils ont régulièrement proféré des menaces surtout depuis l'engagement militaire du Kenya en Somalie en 2011 et, on se souvient de l'attentat d'octobre 2011 dans une discothèque de Nairobi qui avait fait plusieurs blessés. L'attaque actuelle est toutefois, il faut le dire, la première de cette nature au Kenya c'est-à-dire dans un immense centre commercial fréquenté par de nombreux étrangers, et surtout des Kenyans de la classe moyenne et aisée. Les Shebab cherchaient à faire un maximum de victimes, moyen courant de propagande et de recrutement, mais surtout à faire pression sur le gouvernement kenyan pour qu'il réponde à leurs revendications.

Le mode opératoire est tout à fait inédit, fait d'assaillants multinationaux, y compris européens, lourdement armés qui s'introduisent dans un lieu public bondé aux heures de grande fréquentation et font des otages qu'ils tuent au fur et à mesure. Il est évident que le gouvernement kenyan n'était pas préparé à cet enchainement des faits et ne disposait pas d'informations suffisantes pour organiser la riposte en temps et en heure, même si on sait que les services de renseignement étaient déjà alertés. Il a dû s'adapter au fur et à mesure de la découverte de l'ampleur de l'attaque, mais, sa réponse immédiate a été plutôt énergique. On verra dans quelques mois comment cette réponse se prolongera vis-à-vis des Shebab établis sur le territoire kenyan et sur le territoire somalien. Une grande majorité des Kenyans se montrent aujourd'hui reconnaissants envers leurs forces spéciales qui ont malgré toute la confusion de cette opération pu répondre aux assaillants et limiter le nombre de victimes, avec l'appui des partenaires stratégiques du pays.

Le défi actuel : rassurer les populations locales et internationales

Les populations sortent de cette attaque choquées et meurtries, parce qu'un proche est décédé ou a été blessé. L'émotion est d'autant plus prise au sérieux par les autorités locales que la classe moyenne a été directement touchée. Le président kenyan va devoir réajuster le dispositif de veille et d'intelligence en matière terroriste au regard de ce mode opératoire. Va-t-on désormais installer des scanneurs à l'entrée de tous les bâtiments à grande fréquentation ? Le Kenya ne dispose pas des moyens d'un immense plan de sécurisation des frontières et des lieux publics type Vigipirate. Il va devoir davantage perfectionner son système de renseignements et d'alerte. Ceci étant, des mesures de sécurité symboliquement visibles doivent être prises pour rassurer les populations, en particulier les touristes et les investisseurs dans ce pays qui a massivement investi depuis plusieurs années pour attirer des investissements directs étrangers et protéger ses principales sources de devises que sont le tourisme et l'exportation de fleurs.

Les Shebab ne menacent pour l'instant pas directement toute l'Afrique ou des pays non africains, mais surtout le Kenya et les forces africaines basées en Somalie. Avec cette attaque toutefois, l'ensemble du continent prend encore plus conscience de la diversité de ses points de vulnérabilité. Ces vulnérabilités ne sont pas seulement économiques ou sociales, elles sont aussi de nature sécuritaire et terroriste. Le terrorisme sous les formes qu'expérimentent le Kenya, le Nigeria ou le Mali en rajoute à une forme de "terrorisme économique" qu'est la dépendance des pays africains vis-à-vis d'importations massives de biens, services et capitaux qui certes dans certains cas permettent aux populations locales d'économiser du pouvoir d'achat mais qui fragilisent le patrimoine industriel, économique et financier du continent. Faire face aux défis terroristes n'engage pas un seul pays, mais nécessite une coopération régionale effective et la mobilisation de moyens aussi importants que ceux dont le continent a besoin pour son développement socioéconomique. Dans cette mondialisation où l'Afrique n'occupe pas les premiers rangs, bon nombre d'Africains ont le sentiment de subir les effets des différentes formes d'affrontements internationaux qui l'accompagnent, à l'instar sur le plan économique des impacts environnementaux et sociaux qui affecteront l'Afrique plus durement que d'autres via le changement climatique.

Dans le cas du terrorisme, le continent est pris en sandwich entre les idéologies concurrentes, démocratiques d'une part et fondamentalistes sur fond religieux d'autre part, et doit trouver les moyens endogènes d'organiser sa participation à cette mondialisation. Les enjeux de sécurité et de terrorisme deviennent en effet un enjeu à part entière du développement. La fragile Union Africaine s'en est saisie depuis quelques années en structurant son dispositif de paix, sécurité et prévention des conflits, car il s'agit d'une question de vie ou de mort pour la plupart des Etats africains. Mais cette institution qui reste largement sous perfusion de financements étrangers gagnerait désormais à compter sur une contribution financière plus régulière de l'ensemble de ses Etats membres pour véritablement imaginer et construire avec eux et de manière inclusive un avenir moins incertain pour les peuples africains.

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