Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
Examen du flux d'informations dans les organisations
Comment les informations sont-elles communiquées dans les organisations ? Dans un nouvel article de recherche accepté par The Journal of Industrial Economics, Gorkem Celik et ses collègues Dongsoo Shin (Santa Clara University) et Roland Strausz (Humboldt-Universität zu Berlin) étudient le flux d'informations dans les organisations composées d'une direction supérieure et de multiples sous-unités inférieures, et constatent que les structures hiérarchiques et les systèmes de communication optimaux diffèrent selon les organisations.
Selon Simon (1973), les organisations sont des mécanismes d'autorité, où l'information circule des sous-unités inférieures vers la direction. Souvent, les dirigeants ne peuvent pas entrer dans les méandres des activités quotidiennes de chaque sous-unité, ils comptent donc sur le fait que ces informations soient résumées et leur soient rapportées. Si l'organisation en question est une entreprise, la direction doit inciter les différentes sous-unités, telles que les divisions de production et de vente, à communiquer correctement leurs informations à la direction. Par exemple, les informations de l'équipe de vente peuvent concerner la force de la demande et celles du groupe de production peuvent concerner la productivité de la technologie de l'entreprise. Il est important pour la direction de connaître ces différents éléments d'information pour prendre la bonne décision (quand pénétrer un nouveau marché, introduire un nouveau produit, mettre à jour les plans de production, etc.) Il existe une importante littérature dans le domaine de l'organisation industrielle sur la façon dont la direction peut utiliser des instruments de compensation tels que les salaires, les primes et la rémunération des heures supplémentaires pour les sous-unités afin de motiver le partage d'informations sincères et véridiques.
Dans ce travail, les chercheurs ont adopté une perspective différente sur l'information et les incitations au sein des organisations. Ils soulignent que, une fois que les informations de toutes les sous-unités sont agrégées par le siège de l'organisation, sa direction se trouve dans une position où elle a un avantage informationnel sur les sous-unités. Seule la direction dispose de la "vue d'ensemble" de l'organisation. En tant que telle, l'organisation peut être sujette à des abus de position de la part de la direction au détriment des sous-unités inférieures. Par exemple, même si la division des ventes signale un faible intérêt des consommateurs pour l'offre de produits de l'entreprise et que la division de la production signale des problèmes avec sa chaîne de production, un directeur désireux de pénétrer un nouveau marché peut toujours justifier cette décision en manipulant les différentes divisions de l'organisation : en disant au groupe de production que l'équipe des ventes a signalé une forte demande et en disant à l'équipe des ventes que le groupe de production a signalé une forte productivité. Dans une organisation fortement centralisée, il n'y aurait pas de freins et de contrepoids pour empêcher la direction de manipuler l'information de cette manière.
Afin d'examiner ce problème de manipulation de l'information, ils ont construit un modèle théorique basé sur un cadre principal-agent sous information asymétrique. Ils ont résolu le modèle en utilisant des techniques de théorie des jeux.
L'analyse du modèle commence par l'observation apparemment déroutante que la possibilité d'une telle manipulation de la gestion est généralement nuisible pour la gestion elle-même. Les différentes divisions de l'entreprise sont bien conscientes des possibilités de manipulation de la direction, et elles hésitent donc davantage à déclarer la véritable nature de leurs propres informations privées. Pour déclarer fidèlement leurs informations, elles exigeront des garanties supplémentaires de la part de la direction sous la forme de régimes de rémunération plus généreux. Il s'agit d'une contrainte supplémentaire pour la direction, en plus des contraintes habituelles liées à la motivation des sous-unités : la direction doit motiver son "moi futur" à ne pas manipuler les informations qu'elle recevra des sous-unités.
Points à retenir pour le management
Comment la direction peut-elle rassurer les différentes divisions de l'organisation qu'elle ne manipulera pas les informations qu'elle reçoit d'elles ? Ce travail identifie différentes façons pour une organisation d'éviter ce piège de la manipulation et de garantir un flux d'informations sain.
1) Structure organisationnelle non réactive : Une façon triviale de s'engager à ne pas manipuler l'information serait d'ignorer son existence. Une organisation peut toujours être structurée de manière à ignorer les nouvelles reçues de ses sous-unités. Évidemment, la direction d'une telle organisation prendrait de nombreuses décisions non informées qu'elle regretterait rapidement. Cette forme d'organisation doit être considérée plutôt comme un scénario catastrophe, qui donne une limite inférieure à ce qu'une organisation pourrait réaliser.
2) Supprimer les barrières entre les différentes sous-unités : La capacité de manipulation de la direction provient de sa position unique qui lui permet d'observer la situation globale de l'organisation, grâce aux rapports reçus de ses sous-unités. Si les informations rapportées sont automatiquement partagées avec les différentes divisions de l'organisation, la direction perdrait cette capacité. Malheureusement, il y a un bémol à ce traitement égalitaire de l'information : en autorisant les canaux de communication entre les différentes divisions, il serait plus facile pour elles de "comploter" contre la direction à leur propre avantage.
3) Réduire l'attrait de la manipulation pour la direction : Une organisation peut également contrer les tendances à la manipulation de sa direction en augmentant artificiellement les coûts des décisions associées aux nouvelles positives des sous-unités. Par exemple, si l'entrée sur un nouveau marché implique le transfert de primes importantes à différentes équipes au sein de l'entreprise, la direction sera moins incitée à manipuler l'information pour favoriser cette entrée.
4) Structure organisationnelle décentralisée : Au lieu d'une structure fortement centralisée où la direction rassemble toutes les informations au siège, l'organisation peut opter pour une hiérarchie informationnelle où les informations sont transmises d'une sous-unité à l'autre jusqu'à la direction générale. Cette structure décentralisée implique une certaine perte de contrôle pour la direction, mais une utilisation plus efficace de l'information. Nous préconisons cette structure de communication hiérarchique surtout pour les organisations dont les sous-unités sont susceptibles d'avoir une grande efficacité.
Qu'est-ce que cela signifie pour les salariés ?
La manipulabilité de l'information peut avoir des gagnants et des perdants inattendus. Comme nous l'avons vu plus haut, la capacité de manipulation de la direction entrave son devoir d'agrégation des informations dispersées au sein de l'organisation. En d'autres termes, la direction est elle-même la première victime de ses capacités de manipulation. Paradoxalement, les conséquences de la capacité de manipulation de la direction peuvent être plutôt bénéfiques pour les fantassins de l'organisation. Les employés dans les sous-unités de l'organisation peuvent bénéficier d'une rémunération plus élevée et d'autres avantages qui servent principalement de dispositifs d'engagement pour limiter la tendance de la direction à manipuler. En d'autres termes, un salarié peut préférer travailler pour une équipe de direction connue pour être capable de manipuler si le prix est bon, plutôt que de travailler dans un environnement exempt de manipulation.
L'information au sein d'une organisation ne passe pas mécaniquement de ses divisions inférieures à son siège. Pour garantir sa véracité, il faut non seulement donner les bonnes incitations aux sources primaires de l'information, mais aussi motiver les agrégateurs d'information à ne pas abuser de leurs avantages informationnels aux échelons supérieurs de l'organisation. Cela suggère que, pour éviter de jouer au jeu du téléphone sans fil, les dirigeants et les salariés doivent tenir compte du flux d'informations dans leur organisation et de la manière dont leur hiérarchie peut avoir un impact sur l'exactitude de l'état final des informations.
References
Celik, G., Shin, D. and Strausz, R. (2021). Aggregate information and organizational structures. Journal of Industrial Economics.
Simon, Herbert A. Applying information technology to organization design. Public Administration Review 33.3 (1973), 268-278.