La créativité du quotidien, une source de bien-être et de performance au travail

La créativité du quotidien, une source de bien-être et de performance au travail

Annick Ancelin-Bourguignon, professeur de management à l'ESSEC Business School, explore ici le thème de la créativité du quotidien au travail. Source de motivation pour les salariés, la créativité profite non seulement à ceux-ci, mais aussi à l’entreprise. Cependant, pour que cette créativité se développe, il ne faut surtout pas essayer de la gérer.

Salariés : tous rebelles ?

Commençons par distinguer le travail réel du travail prescrit. Le travail prescrit, autrement dit les tâches, désigne tout ce qui est prédéfini par l'employeur et « donné » au salarié pour qu’il puisse s’organiser et effectuer son travail : objectifs, procédures et méthodes de travail attendues, instructions écrites et orales, règles de sécurité, machines et autres équipements, contraintes de temps, etc. En revanche, le travail réel, aussi appelé  « l’activité » de travail, fait référence à tout ce que les salariés "font" réellement, et qui peut s'écarter des tâches prescrites pour de nombreuses raisons. Par exemple, les équipements et autres ressources peuvent s'avérer moins efficaces que prévu ; les salariés peuvent avoir besoin d'adapter leur activité en fonction de leur état émotionnel et psychologique ; les procédures peuvent ne pas tenir compte des contraintes environnementales, etc. L'écart entre le travail prescrit et le travail réel ne signifie pas que les travailleurs sont des rebelles qui sont contre la prescription, mais  que le travail contient une part incompressible d’imprévu et donc de création, et qu’il ne peut jamais être réduit à des plans et à des règles prédéfinis.

La Mètis, ou l’efficacité d’abord !

Pour combler le fossé entre travail prescrit et travail réel, il faut mobiliser dans le travail une créativité du quotidien, une « intelligence inventive » qui renvoie au concept grec de "Mètis". La Mètis, c’est la façon habile qu’ont les animaux de simuler la mort pour décourager les prédateurs ; c’est la ruse de David face à Goliath, et autres trucs et astuces qui permettent de s’économiser. La Mètis privilégie l'efficacité au détriment des règles établies. Les assistantes maternelles, par exemple, doivent surveiller de nombreux enfants qui dorment après le déjeuner. Pour éviter qu’elles-mêmes ne s’endorment, elles ont développé une astuce : elles tricotent. Ce type de savoir-faire est généralement gardé discret, voire secret, car il est très peu probable que les supérieurs comprennent les raisons qui poussent les employés à tricoter pendant les heures de travail. La créativité quotidienne est donc le plus souvent invisible, car elle s'écarte de la prescription et peut donc être réprimandée par la hiérarchie. Cette invisibilité est aussi un moyen de protéger nos astuces personnelles, pour éviter qu’elles ne soient intégrées à la prescription.

Cuillères, Googles Docs… libre à vous !

Certains d'entre nous utilisent une cuillère pour forcer le couvercle d’un pot de confiture récalcitrant. D’autres placent une chaise devant une porte pour l'empêcher de se fermer. C'est ce qu'on appelle une catachrèse, c’est à dire l’utilisation d’un outil pour un autre usage que celui établi. Ces utilisations sont créatives car elles détournent les objets de l’usage pour lequel ils ont été conçus. Mobiliser une catachrèse est une façon d'être plus efficace ou à l’aise au travail.

L’usage créatif des catachrèses peut être étendu à des applications telles que Google Docs®. Google Docs® permet aux personnes de travailler simultanément à distance sur le même texte. Cependant, les informaticiens constatent d'autres utilisations. Google Docs® est notamment utilisé pendant des réunions : il permet à un groupe de personnes de partager discrètement en temps réel leurs perceptions ou avis et donc à étayer un comportement collectif, alors que les autres groupes ignorent l’existence de ces échanges. Le même outil permet à un cadre en réunion de communiquer avec des membres de son équipe, parfois éloignés, pour obtenir des informations complémentaires ou élaborer de nouvelles argumentations en temps réel. Outre l'amélioration de la performance, le vécu du travail s’enrichit du plaisir et du sentiment de jeu que cette pratique créative apporte aux participants.

Bien que toutes ces pratiques créatives contribuent à améliorer la performance et  le bien-être au travail, elles émergent sans aucune demande organisationnelle ; elles résultent de la volonté individuelle des salariés d'être plus efficaces (parfois plus confortables) dans leur travail au quotidien. Et même si les changements sont souvent minimes, voire invisibles, ils peuvent faire une énorme différence en matière de bien-être individuel et de performance.

Considérer la performance comme une conséquence plutôt qu’un objectif

Les émotions positives associées à la créativité du quotidien sont nombreuses : le soulagement (de trouver une solution à un problème ou de relâcher une tension interne), la fierté, le sens du travail, l’autosatisfaction, l’implication, etc. Compte tenu de tous ces avantages, on pourrait être tenté de chercher à gérer cette créativité du quotidien. Ainsi, chaque salarié serait invité à proposer des pratiques de travail innovantes, puis évalué sur ce point, avec des conséquences éventuelles en matière de reconnaissance, de rémunération et/ou de carrière. Malheureusement, cela détruirait tous les bénéfices propres à cette créativité du quotidien. Les émotions positives sont le résultat direct de la spontanéité et de l'autonomie du processus créatif. Dans le cas d’une créativité « de demande », le travailleur peut être heureux d'avoir apporté une réponse à la demande, mais il ne s’agit que de la simple satisfaction d'avoir atteint un objectif imposé. Mais, bien que la créativité ne doive pas être gérée et contrôlée (ce qui ne signifie pas absence de contrôle du respect des réglementations internes et externes), il reste de la responsabilité des managers de créer un environnement favorable à l’épanouissement de la créativité du quotidien.

Les personnes, pas les résultats, ni les processus sont au cœur des méthodes de gestion

Pour que la créativité du quotidien puisse se développer, il faut un environnement qui reconnaisse la complexité et le potentiel créatif de tout salarié : son autonomie, sa liberté de penser son travail et surtout, son droit à l’erreur. Il a été établi que les essais et les erreurs font partie des conditions favorisant la créativité. Cependant, à l’exception des départements de Recherche et Développement dans lesquels c'est la règle du jeu, le droit à l’erreur est difficilement accordé dans la majorité des entreprises. La pression sur les résultats exercée par les différents systèmes de gestion de la performance n'induit pas seulement des attentes en matière de récompenses, mais aussi des menaces de sanctions, réduisant ainsi l’envie  d’essayer de nouvelles pratiques.

Par ailleurs, les entreprises pourraient envisager de ménager des espaces de débats collectifs sur le travail, dans lesquels les salariés pourraient partager  leurs trucs et astuces créatifs, discuter librement de la pertinence et de l'évolution des méthodes de travail et des pratiques, etc.

La performance repose sur la créativité individuelle

Entre les attentes organisationnelles et les contraintes du réel, il y a un inéluctable besoin de créativité. La performance repose sur la créativité individuelle. Cette créativité est une source de sens et d’engagement personnel au travail - ce qui la rend très précieuse pour la performance de l’entreprise. La créativité du quotidien ne peut pas émerger d’une demande, et la seule façon de l'encourager est précisément de la laisser advenir – ce qui pourrait s'avérer très frustrant pour les managers soucieux de garder le contrôle sur leur organisation.

Même si les conditions et les formes d’existence de la créativité du quotidien peuvent varier selon les cultures et les sociétés, le concept de créativité du quotidien au travail est universel. Tout le monde est potentiellement créatif puisque la créativité est « inhérente à la vie elle-même* ».

*Winnicott, D. (1971). Playing and Reality. London: Tavistock,

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D’après le chapitre : “Daily creativity at work as a source of well-being and performance – provided it is not managed”, in Muhlbauer, V. and Harry, W. (eds.), Redefining management. Smart Power Perspectives, Cham (Switzerland), Springer, 2017, 127-154. 

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