Il n'est pas particulièrement difficile pour un économiste de rendre hommage à Jean Tirole. Grâce à ses travaux inspirés de situations socio-économiques réelles, ses résultats et ses idées ont profondément influencé presque tous les domaines de l'économie, et notamment l’économie industrielle qui s’intéresse au fonctionnement des firmes et des marchés. Sa productivité est hors pair, avec de nombreuses publications dans les meilleures revues académiques et l’écriture de 8 livres scientifiques de pointe. L'attribution du prix Nobel 2014 d’économie à Jean Tirole n'est donc pas une surprise
L'une de ses principales contributions est l'étude des entreprises détenant un pouvoir de marché significatif. Ce prix est intéressant dans la mesure où il met en lumière le débat sur la régulation des marchés ainsi que la culture du bonus qui n’a cessé de progresser depuis le début de la crise financière.
Ci-dessous, quelques-unes des grandes questions traitées par Jean Tirole :
1. Peut-on réglementer les monopoles sans affaiblir les incitations à la réduction des coûts ?
Dans la plupart des pays, des produits tels que l'électricité et le gaz sont fournis par une seule entreprise, leur donnant un monopole naturel. Les gouvernements permettent à ces monopoles d’exister car les coûts de création de multiples réseaux nécessaires pour permettre la concurrence seraient plus onéreux que ses avantages potentiels. Tout en essayant de récolter les avantages sociaux d’un réseau unique, les gouvernements tentent de garder ces monopoles sous contrôle par voie réglementaire.
La réglementation des monopoles est particulièrement difficile pour deux raisons. Premièrement, les gouvernements ont des informations limitées sur les entreprises qu'ils essaient de réglementer, notamment concernant les coûts de production ou d’innovation. Un audit pouvant récupérer des informations supplémentaires s’avèrerait très coûteux et compliqué à mettre en oeuvre. En second lieu, les gouvernements aimeraient que les monopoles facturent au plus bas prix et investissent dans l'innovation afin de réduire les coûts de production. La conjonction de ces deux points rend la tâche des gouvernements extrêmement compliquée. Par conséquent, le gouvernement doit les inciter à divulguer de « vraies » informations, à révéler leurs stratégies.
De plus, dans de nombreux pays, les gouvernements délèguent la régulation à une autorité externe. Naturellement, il apparaît un risque de collusion entre la firme et le régulateur. Comment être sûrs que l'autorité et l’entreprise en position de monopole ne passent pas secrètement des accords qui se traduiraient par une perte financière pour le gouvernement et ses citoyens ? De fait, c'est une question qui se pose dans de multiples situations : quand un groupe qui détient l'autorité engage un expert pour superviser un subordonné, comment peut-il prévenir la collusion entre ces deux derniers ?
Jean Tirole a abordé avec succès ces questions, par exemple dans son célèbre article de 1986 co-écrit avec Jean-Jacques Laffont "Using Cost Observation to Regulate Firms" et seul dans l’article "Hierarchies and Bureaucracies: On the Role of Collusion in Organizations". 30 ans plus tard, ses analyses demeurent la référence incontournable en la matière.
2. Comment aborder l’intégration verticale des entreprises
Imaginez un logiciel très sophistiqué, dont une seule entreprise détient le savoir-faire. Le développement du logiciel pouvant être coûteux, l'entreprise doit donc s’accorder de gros bénéfices en fixant un prix très élevé afin de récupérer son investissement. Si l'entreprise ne peut pas vendre le logiciel directement aux consommateurs, elle devra d'abord le distribuer aux détaillants qui agissent comme intermédiaires.
Mais si le développeur du logiciel distribue son produit à de nombreux détaillants, la concurrence féroce entre les détaillants l’obligera à facturer son produit à un prix bas et laissera peu de place aux profits. C'est pourquoi certains concepteurs de logiciels choisissent de signer un contrat d'exclusivité avec un détaillant. Cette démarche peut cependant être interdite par la loi de la concurrence, avec des conséquences néfastes. En effet, dans ses recherches avec Patrick Rey (1986) et Oliver Hart (1990), Jean Tirole a démontré comment ces restrictions légales réduisaient en même temps les incitations pour les entreprises à investir dans la R&D.