L’intrapreneuriat est devenu, pour le meilleur ou pour le pire, une aspiration à la mode dans la plupart des grands groupes. Confrontées à des dynamiques de changement toujours plus rapides et plus marquées, stimulées par l’essor des technologies de l’information, les entreprises travaillent fébrilement sur l’impératif de s’adapter et d’atteindre l’agilité du monde de la startup.
La transformation est pour demain… depuis 20 ans déjà
Dès la fin des années 90, les grandes sociétés avaient déjà souhaité se battre bec et ongles pour surfer sur la vague de « l’internet », avec des promesses que la bascule serait aurait lieu au plus vite. Vingt ans plus tard, les mêmes grandes entreprises proclament leur engagement à engager « la transformation digitale » … dès que possible. Quand il s’agit de rendre une grosse organisation plus entrepreneuriale, l’histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ?
Le désir de développer de nouvelles activités à l’intérieur de grandes organisations remonte en fait à une période antérieure à la bulle internet. Dès les années 80, lorsque la littérature managériale a commencé à évoquer l’entrepreneuriat, c’était destiné aux managers de grandes entreprises qui espéraient déjà rivaliser avec le monde fascinant des petites organisations innovantes.
Ce désir d’élaborer de nouvelles stratégies et de diversifier ses activités a été une préoccupation des professionnels du management depuis encore plus longtemps. Dès les années 30, la littérature économique, à travers Schumpeter et sa « destruction créatrice », a popularisé une idée troublante : les grandes entreprises comme IBM, Sears ou L’Oréal, ne sont pas « la fin de l’histoire ». Au contraire, l’histoire de ces géants les conduit souvent inexorablement à affronter leur fin ou au moins un déclin drastique. Par conséquent, les managers ont rapidement développé un fort désir de renouveler leurs activités existantes, par l’émergence de nouvelles activités. Ainsi des techniques de management censée introduire l’entreprenariat dans les grandes entreprises ont commencé à être identifiées. C’est ainsi que le terme intrapreneuriat -- et son presque synonyme anglais corporate venturing -- ont été émergé et très tôt, il est apparu qu’ils soulevaient de sérieux challenges.
Mine de rien, s’en tenir au bon vieux management taylorien
Une première approche a consisté à adapter les méthodes de management scientifiques qui dataient du début du XXe siècle – à savoir le Taylorisme. Pourquoi abandonner de bonnes vieilles méthodes, alors qu’il est si tentant de continuer à les utiliser en changeant juste les noms : « La réflexion stratégique » peut devenir une « idée », « l’impératif de s’en remettre à son boss pour les ressources » peut devenir la beaucoup plus sexy « levée de fonds » et « l’impératif de planifier » se retrouve sanctifié éternellement en « business plan ».
Dans cette fausse « nouvelle manière de manager », une fois que tout est prédit, planifié, validé avec les ressources allouées, il ne reste plus qu’à diriger les différents corps de métier, marketing, etc.) autour du projet. On ne change pas une équipe qui gagne…
Dès les années 80, les écoles de commerces ont collaboré à ce ravalement de façade du bon vieux taylorisme, puisqu’elles avaient été fondées à l’origine, au début du XXème siècle, pour enseigner le management scientifique. Cette approche de l’intrapreneuriat permettait de maintenir le paradigme managérial dominant, indépendamment du fait que ceci ne correspond pas aux ressorts profonds de l’entrepreneuriat. Cette approche a donc entrainé depuis des décennies de graves déconvenues sur la capacité réelle des organisations à faire émerger de nouvelles activités.
L’attrait séduisant de la « manière Silicon Valley »
Dans les années 90, le malentendu s’est aggravé quand on s’est rendu compte que l’enseignement de la logique de planification – de plus en plus considérée comme un aspect pénible du management dans les années 80 – pouvait être rhabillée pour ressembler à « l’entreprenariat comme en Silicon Valley ». L’impératif de lever des fonds n’a fait que renforcer la croyance dans la planification. L’obsession sur la recherche de la « grande idée », et tous les processus pour la valider et y allouer des ressources est devenu la perspective dominante de l’entreprenariat, et par ensuite de l’intrapreneuriat.
L’inspiration tirée de la façon de faire de la Silicon Valley ne s’est pas arrêtée ici. Des incubateurs ont été créés, puis des accélérateurs etc. Différents outils comme lean, agile, design thinking ont aussi été disséminés ici et là, et tous ne sont pas toxiques loin de là. Pour recréer l’esprit qui règne dans la Silicon Valley, de nouveaux locaux dédiés à l’intrapreneuriat ont été ouverts dans des quartiers centraux des grandes villes, chers et à la mode. Ils ont été meublés avec assez de moquette orange et de bols pleins de M&Ms gratuits pour faire rêver étudiants, employés, presse et top management, tous invité à voir le futur à travers une litanie de « pitch competition » et des essaims de Posts-its …
Une telle atmosphère a fait espérer au top management une inflexion rapide vers l’esprit d’entreprenariat. Avec tant activités visibles, concentrées et apparemment prédictive, on se devait d’attendre que ces vénérables institutions se mettent enfin à produire de nouvelles activités à potentiel…
Au bilan, plus de 20 ans après avoir déclaré leur désir d’agir en startups, et après avoir adopté toutes les modes et toutes les terminologies du moment, est-ce que ces entreprises ont vraiment fait des progrès substantiels vers l’intrapreneuriat ? Malheureusement, non. Une fois toutes ces activités séduisantes lancées, le problème de fond a perduré : transformer une organisation est difficile, et laisser émerger les nouvelles activités du fin fond d’une entreprise existante est encore plus difficile.
L’entreprenariat est différent… vraiment !
Un paradigme de management Taylorien combinées avec les outils modernes que sont les accélérateurs et les hackathons se révèle en effet inefficace. Ils n’ont pas empêché nombreuses industries de média qui les ont appliqués d’être englouties par les changements de modèle impliqués par Google et Facebook, ni empêchés les larges réseaux d’hôtels d’être déplacés par Airbnb, pas plus qu’ils n’ont protégé l’industrie aérospatiale d’être sérieusement bousculée par SpaceX.
La plupart des top managers comprennent intuitivement – mais la plupart du temps inconsciemment – que l’accélérateur à moquette orange flamboyante et le tourbillon d’activités qui s’y déroulent ne conduisent pas forcément à l’émergence de nouvelles activités qui prennent appui sur les forces intrinsèques de l’entreprise. Et que ces verrues séduisantes restent handicapées face à des pures startups. D’où vient le problème alors ?
Après de longues recherches, les chercheurs commencent aujourd’hui à comprendre le processus et la mentalité spécifique au vrai entreprenariat, rassemblé sous le terme de « effectuation ». Ses préceptes peuvent être résumé de la façon suivante :
- Commencez avec ce que vous êtes (c’est-à-dire commencez avec ce que vous savez, qui vous connaissez etc.);
- Faites avec ce que vous avez (et ne passez pas trop de temps à essayer de prédire le futur pour obtenir les fonds nécessaires);
- Les grandes choses s’accomplissent par des parties prenantes qui ont envie de « jouer ensemble » (et non seulement par l’argent);
- Sachez rebondir sur les surprises (plutôt que de vous obséder à à les éviter);
- Le futur vient de ce que les gens font.
Cette « vraie logique entrepreneuriale » diffère fondamentalement de celle du management taylorien. Celui suit une logique dite causale, car fondée sur la prédiction de chaînes de causes et de conséquences. Dans la logique causale, le management valorise particulièrement les grandes idées, concrétisé par des business plans qui contient des prédictions sur la réponse supposée du marché et sur la manière dont le projet sera exécuté.
Ce paradigme Taylorien a comme conséquence néfaste qu’il empêche l’établissement des pratiques qui dérivent du paradigme du vrai entrepreneur, celui de l’effectuation. Mes propres recherches académiques se concentrent justement sur les difficultés à mettre en action deux logiques en même temps, par exemple Taylorisme et Effectuation. Des décennies d’observation de managers—même bien intentionnés—montrent qu’ils tendent à (re)chuter automatiquement, instinctivement, vers une logique causale. Cette régression vers les logiques causales se produisent même quand les entreprises adoptent des méthodes modernes de lean et design thinking, méthodes qui appartiennent pourtant à une logique d’effectuation.
La vérité est que… les grosses sociétés restent principalement efficaces pour gérer leurs activités existantes de manière causale, mais pas pour laisser émerger de nouvelles activités. Les business plans ne sont pas forcément toxiques ; pas plus que les hackathons dans le magnifique accélérateur. Mais ces outils Taylorien peuvent devenir toxiques si le management – depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle – n’absorbe pas la logique d’effectuation, ne change pas vers un paradigme entrepreneurial. Les échecs répétés en intrapreneuriat sont fondamentalement liés à l’incapacité – à un niveau viscéral – à être frugal, à être lean, sincèrement agile et par conséquent à s’autoriser des expérimentations à travers toute l’organisation.
Le taylorisme rôde comme un modèle inconscient dans l’esprit de la plupart des managers; en conséquence, l’organisation a besoin de mécanismes pour contrebalancer ce modèle très consciemment.
Un nouveau contrat organisationnel doit donc être établi pour que l’intrapreneuriat fleurisse : les managers doivent être capables de réfréner leur désir de prédire et contrôler les processus ; et les employés sous leurs ordres doivent comprendre qu’ils sont véritablement autorisés à expérimenter, sous certaines conditions bien sûr.
Construire un système intrapreneurial total
Nous commençons seulement à avoir une idée plus claire sur les mécanismes organisationnels qui pourraient supporter un intrapreneuriat profond. Cela ne peut s’appuyer juste sur les quelques recettes à la mode du moment, par exemple un concours de business plan et un magnifique accélérateur. Cela requiert le déploiement patient d’un système intrapreneurial global, dont nous ébauchons ici des lignes directrices :
Attitudes et ressources humaines
- Développez une attitude de « maker » (par exemple, relégitimez le rôle des ingénieurs) ; et développez l’attitude de designer (c’est-à-dire la capacité à comprendre le produit et les consommateurs, par exemple relégitimez la capacité à vendre au client final)
- Si l’on veut que les cadres à potentiel prennent vraiment le risque de travailler sur de nouvelles activités – la plupart desquelles commençant de manière mineure et sans même être sûr que quelque chose va démarrer – vous devez vous engager vis-à-vis d’eux : s’ils choisissent cette voie émergente de product manager, qu’ils soient traités à égalité (salaire, visibilité, etc.) de leurs collègues qui gèrent de grosses activités existantes. Et qu’ils aient un droit à revenir au parcours classique.
Organisation
- Imitez la Silicon Valley en donnant le pouvoir à des « Product Managers » (PM), ces cadres – la plupart d’anciens ingénieurs – qui prennent la responsabilité large d’un produit, coordonnant son ingénierie, son marketing et sa conception. L’existence du poste de PM explique en grande partie le dynamisme de la Silicon Valley, et pourtant elle est ignorée dans les cercles managériaux des grosses entreprises.
- Ouvrez divers espaces d’expérimentation : des espaces physiques, pas seulement des incubateurs pour col blanc qui bricole sur une imprimantes 3D, mais aussi différents formes d’ateliers auprès des vrais « makers »; des espaces temporels (du type les « 20% du temps » pratiqués chez Google) ; des espaces processuels, comme inciter les expérimentations, et même les échecs, et le fait de les discuter en entretien annuel.
- Concevez vos système organisationnel et informationnels pour qu’ils soutiennent les expérimentations. Par exemple, aucun système IT de contact avec les clients ne devrait être construit sans la capacité à faire des tests A/B. Votre organisation doit devenir une machine à tester.
Sécurité
- Dans une organisation mature, l’impératif de rentabilité et de maintien des opérations nécessite quelques mesures de protection contre les perturbations que l’intrapreneuriat pourraient déclencher. Par conséquent, autorisez plein d’expérimentations, mais couvertes par un jeu de mesures de protections, simple et bien comprises.
- Plutôt que de requérir la validation des top managers pour chaque expérimentation, appuyez-vous plutôt sur le bon sens et la culture d’entreprise : par exemple, ayez une règle selon laquelle on peut expérimenter dès que trois membres au moins de l’organisation soutienne l’expérimentation (comme chez Zappos).
- Mettez en place une gouvernance légère et adaptée, car être forcé à obtenir de multiples approbations tue l’esprit expérimental. A la place, établissez une toute petite équipe, latérale à la ligne hiérarchique, qui doit être consultée sur les aspects de sécurité du business, mais dont la responsabilité est limitée à laisser les choses se passer autant que possible. Une expérience ne devrait être bloquée que si son danger est vraiment trop important.
- Faire vœux d’effet d’échelle : le but d’expérimenter n’est pas juste de se faire plaisir. Si les expérimentations ne requièrent pas validation, les cadres doivent avoir été formé et socialisé à l’idée que tout projet devrait avoir un potentiel de montée en échelle. Les employés devraient porter personnellement la responsabilité de cette décision et la documenter pour eux-mêmes – sans que les couches supérieures du management soient impliquées au cas par cas.
Les trois étapes de la sensibilisation à l’intrapreneuriat
Notre compréhension du phénomène intrapreneurial – en particulier comment l’implémenter –est pour l’instant partielle. Elle traverse des phases similaires à celles observées dans l’industrie aérospatiale, dans ce long processus qui a permis finalement de rendre l’avion l’un des moyens de transport les plus sûrs. Confrontée à des accidents, l’aviation a d’abord travaillé à améliorer la conception de ses avions. Ensuite, elle s’est rendu compte que les humains étaient le point faible. Enfin, elle a réalisé que les accidents étaient provoqués par des dysfonctionnement du groupe social dans le cockpit, par leurs interactions cognitives et émotionnelles subtiles.
C’est dans une complexification similairement croissante que progresse notre compréhension des processus pour faire émerger de nouvelles activités. L’intrapreneuriat a d’abord été approché comme un problème d’optimisation classique, à résoudre avec les outils de management standards (business plan, stratégie etc.). Dans une seconde phase, qui est maintenant bien répandue, des acteurs/processus/outils spécifiques ont été identifiés (méthode lean, incubation, culture de la création etc.)
La phase finale dans laquelle nous entrons consiste à comprendre comment les différents logiques/outils/etc. interagissent et même se neutralisent les uns les autres. L’émergence de nouvelles activités n’est probablement envisageable qu’avec une gouvernance de l’intrapreneuriat de haut-niveau et transversale. Et son implémentation effective occupera le management bien au-delà de l’inauguration de l’incubateur à moquette orange…