Julian Assange, WikiLeaks et l’évolution de la diplomatie américaine

Julian Assange, WikiLeaks et l’évolution de la diplomatie américaine

Le scandale de WikiLeaks et les ennuis légaux de Julian Assange avec Washington sont loin d’être terminés. Le professeur Aurélien Colson, directeur de l’Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation (ESSEC IRÉNÉ), nous donne son point de vue sur ce scandale ainsi que ses effets à long-terme sur les négociations internationales et nous rappelle que la transparence diplomatique s’enracine dans l’histoire américaine.

Julian Assange, fondateur du site de dénonciation WikiLeaks, est à nouveau dans le viseur des médias, comme il demande l’asile politique à l’ambassade de l’Équateur à Londres. La police suédoise le recherche pour l’interroger sur des accusations d’agression sexuelle et de viol, si bien qu’Assange a peur d’être, une fois à Stockholm, extradé vers les États-Unis où il serait accusé d’espionnage, ce qui est puni de mort selon les lois américaines. En effet, il semblerait que WikiLeaks ait découvert des  e-mails qui indiqueraient qu’Assange aurait déjà été inculpé.

Le devenir d’Assange reste incertain et il restera sans doute longtemps aux prises avec Washington, quelque soit l’issue de l’impasse diplomatique actuelle. Il est intéressant de noter, par conséquent, qu’en diffusant largement les télégrammes secrets de la diplomatie du Département d’État (l’équivalent américain du Ministère des Affaires Étrangères) WikiLeaks pouvait à juste titre se réclamer l’héritier des Pères fondateurs de la diplomatie américaine.

La transparence diplomatique : l’évanouissement du rêve des Pères fondateurs ?

Entre l'indépendance de 1776 et la Constitution de 1787, George Washington, Benjamin Franklin, George Mason, d'autres républicains encore, posèrent en principe le refus du secret dans les négociations internationales. Ce refus traduisait le rejet américain des habitudes de la diplomatie européenne d'alors, coutumière des tractations obscures et des traités secrets passés au nom de monarques n'ayant de comptes à rendre à personne. Depuis la Renaissance italienne, laquelle inventa l'ambassadeur en résidence, s'était conforté un paradigme dans lequel les affaires étrangères constituaient une res privata du Prince, voilée derrière la raison d'Etat.

Pour les révolutionnaires américains, au contraire, ce secret-là nourrissait l'absolutisme, autorisait toutes les turpitudes entre nations et expliquait le bellicisme qui déchirait le Vieux Continent.

Indépendante, l'Amérique se voyait mettre en actes une diplomatie nouvelle, réalisant ainsi une ambition des Lumières que Gabriel Bonnot de Mably résumait ainsi, en 1757, dans l'introduction de son Droit public de l'Europe : "Il serait bien digne de la sagesse des peuples dont le gouvernement n'admet aucun engagement secret, d'en proscrire l'usage de l'Europe entière."

Qu'advint-il de cette ambition ? Ambassadeur - on disait alors commissaire - des Etats-Unis en France de 1776 à 1785, et à ce titre considéré comme le véritable précurseur de la diplomatie américaine, Benjamin Franklin devait négocier, à Paris, un traité d'amitié et de commerce contre l'ennemi anglais commun. Réfléchissant à sa manière de procéder, il écrivit : "J'ai longtemps observé une règle (...). C'est simplement celle-ci, de ne m'occuper d'aucune affaire dont je puisse rougir en la rendant publique."

Dans son ouvrage L'Évolution de la diplomatie, idéologie, moeurs et techniques, 1938, Corneliu S. Blaga observait ainsi avec raison : "Contrairement aux textes diplomatiques européens, ceux des Américains étaient destinés à la publicité la plus large. Les dépêches étaient écrites avec l'intention et la conviction que les circonstances devraient les placer un jour sous les yeux des citoyens américains et du monde entier." On le constate en lisant aujourd'hui les télégrammes diffusés par WikiLeaks : l'intention et la conviction ont disparu, et avec elles la simple précaution dans le choix de la formule.

Pour comprendre l'effacement des principes devant les réalités de la négociation internationale, il faut rappeler un autre moment historique essentiel. C'est encore aux héritages des Lumières et de la révolution de 1776 que puisait le président américain Woodrow Wilson quand il présenta au Congrès, le 8 janvier 1918, ses fameux "Quatorze points", au tout premier rang desquels il plaça l'interdiction de la diplomatie secrète. Or, quelques mois plus tard, c'est en secret que ce même président négocia le traité de Versailles, enfermé avec le Français Clemenceau, le Britannique Lloyd George et (pour la forme) l'Italien Vittorio Orlando, à l'écart de toutes les autres délégations, à l'écart même de leurs propres entourages.

Plus près de nous, de Henry Kissinger à Hubert Védrine, il n'est pas un diplomate qui ne sache l'utilité et la légitimité de la discrétion en négociation. C'est à l'écart que s'engagent des négociations indispensables mais pourtant inacceptables aux yeux des opinions publiques - pensons au processus secret d'Oslo qui permit, en 1993, de rendre un espoir à la paix entre Palestiniens et Israéliens. Une fois engagée, la négociation fut protégée de soubresauts extérieurs grâce à ce même secret. Ainsi, du 24 au 26 juillet 1993, se tint en Norvège une séance secrète de négociation, cinquante-cinq heures durant. Au même moment, les combats reprirent dans le sud du Liban : mais ni les Palestiniens ni les Israéliens, isolés du terrain, n'eurent à interrompre les négociations. Comment imaginer que des négociations officielles auraient pu se poursuivre dans un tel contexte ?

Le dilemme de l’époque actuelle : secret diplomatique contre exigence publique de transparence

Le tollé soulevé par Washington contre WikiLeaks et son désir manifeste d’extrader et de poursuivre Assange en justice indiquerait assez bien que l’une des convictions des Pères fondateurs soit tombée en disgrâce.

De même, c'est à l'écart que s'échangent patiemment des concessions et s'imaginent des solutions qui seraient, dans l'instant, perçues comme un aveu de faiblesse ou une trahison, alors qu'elles sont indispensables au cheminement vers un point d'équilibre. C'est à l'écart que l'on peut espérer qu'un adversaire reconnaisse vos arguments - alors que, placé dans la lumière, il refuserait de peur de perdre la face. C'est dans la confidentialité que bien souvent se construit la confiance, ingrédient clé de toute négociation.

En particulier, le secret protège la négociation de ces "effets d'audience" que les praticiens connaissent bien et que les chercheurs ont analysés. Ainsi les ancrages excessifs prononcés de part et d'autre, destinés avant tout à donner des gages aux opinions publiques, dégénèrent en escalades qui enveniment les situations conflictuelles au point de les rendre incontrôlables par des voies négociées.

Sans aller jusqu'à ces escalades, l'exposition médiatique favorise le recours à une tactique aux conséquences difficilement maîtrisables : le "lock-in", qui consiste pour le négociateur à s'enfermer publiquement dans une option, de façon irrémédiable, afin de forcer l'autre négociateur à s'y soumettre - ce qui risque d'aboutir à une impasse coûteuse pour tous.

En diminuant l'intérêt d'effets de posture et d'ancrage extrême, le secret permet au négociateur de s'extraire, momentanément du moins, de cette pression publique et des mécanismes dramatiques de polarisation que celle-ci lui impose. Pour ces raisons, dès lors qu'une enceinte de négociation se trouve exposée à l'observation de tiers, le véritable travail de négociation se déplace : il se tient avant ou pendant, mais ailleurs. L'enceinte en question devient un théâtre où se joue un spectacle défini dans les coulisses.

Mais cette tradition du secret se heurte de façon croissante à une injonction contemporaine de transparence. Ce phénomène a été encouragé par l'essor des nouvelles technologies de l'information et de la communication, lesquelles démultiplient l'impact de toute rupture du secret. L'affaire WikiLeaks en apporte la dernière illustration en date - pour retentissante qu'elle soit, gageons que ce n'est pas l'ultime.

Pour l'heure, le scandale WikiLeaks comporte une conséquence et présente un risque. La conséquence, c'est que les chancelleries diplomatiques et les grandes enceintes de négociations multilatérales doivent continuer de rechercher un meilleur équilibre entre l'utilité maintenue du secret et la légitimité avérée de la transparence vis-à-vis de tiers.

Le défi n'est pas nouveau : il était déjà présent, en 1995, dans l'échec de l'accord multilatéral sur l'investissement, puis, en 1999, dans l'échec des négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, où la société civile condamna par principe la légitimité de négociations tenues à huis clos dans le secret des "green rooms" (salons verts).

Le risque, c'est qu'à la faveur du scandale WikiLeaks la transparence se trouve stigmatisée à la légère. On en vient à déplorer "la dictature de la transparence", alors qu'elle constitue précisément, lorsqu'elle s'applique au pouvoir politique, une condition de la société démocratique.

La transparence offre un antidote aux abus que permet le secret du pouvoir : conflits d'intérêt, arbitraire des nominations et des sanctions, détournement de l'intérêt collectif par des intérêts particuliers, corruption et concussion. Tout cela prospère dans le secret, mais dépérit lorsque des mécanismes de transparence l'exposent à la lumière du jour. George Washington le savait bien, qui fit de l'information des citoyens le thème de son dernier discours présidentiel.

Pour en savoir plus sur la négociation, le secret et la transparence :

Colson Aurélien (2009), « La négociation diplomatique au risque de la transparence : rôles et figures du secret envers des tiers », Négociations, 2009/1, pp. 31-41.

Colson Aurélien (2008), « The Ambassador Between Light and Shade: The Emergence of Secrecy as the Norm for International Negotiation », Journal of International Negotiation, 13 (2008), pp. 179-195.

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