Le mois dernier, l'effondrement du Rana Plaza a entraîné la mort de plus de 1 000 personnes parmi les travailleurs bangladais. Dans le sillage de cet événement s'exerce désormais une pression accrue, non seulement sur le gouvernement du Bangladesh mais aussi sur les détaillants occidentaux, les poussant à améliorer les conditions de travail des millions de travailleurs de l'industrie textile de ce pays. Des grandes marques tel que Tesco, C&A et Primark ont soudainement signé un engagement - qui datait en réalité d'il y a un an - avec l'objectif d'aider les usines bangladaises à se conformer aux normes de construction et de sécurité incendie. Mais alors que cette tragédie met en lumière des problèmes existants de longue date, pourra-t-elle véritablement engendrer de profonds changements ?
Les objectifs non-financiers tels que le bien-être des employés et la responsabilité environnementale font souvent l'objet de débats dans le domaine du management. Beaucoup d'entreprises en parlent, mais n'en font pas nécessairement une réalité au sein de leurs opérations journalières. Certaines publient même de beaux rapports sur le développement durable et parlent haut et fort de leur rôle dans la société. Mais sur le terrain, la réalité reste assez différente, le changement, s'il est réel dans certains cas, s'opère encore très lentement et de façon concrète très inégale.
Ceci dit, une réelle ouverture de nombreux managers sur la question est aujourd'hui perceptible. Du coup, les signes pointent vers une évolution lente des mentalités, qui se traduit en particulier par la montée en puissance d'indicateurs non-financiers dans les systèmes de pilotage. Alors que la recherche montre qu'encore relativement peu d'entreprises ont déjà réellement et profondément changé leurs pratiques, il est possible que cela évolue dans les années à venir.
Les managers de demain seront-ils plus susceptibles de se fixer des objectifs non-financiers ?
L'éducation - et les écoles de business tel que l'ESSEC - joueront un rôle essentiel dans cette évolution. En effet, en formant la prochaine génération de managers, les écoles invitent à comprendre les liens qui peuvent exister entre responsabilité et performance : elles permettent aux étudiants de s'interroger très tôt sur la combinaison d'objectifs financiers et non-financiers.
Nombreux sont les chefs d'entreprise qui accordent de plus en plus d'importance à la responsabilité sociale et à sortir des sentiers battus. S'intéresser plus directement aux aspects non-financiers oblige à examiner d'autres types de données et à ne pas se limiter qu'aux chiffres issus des systèmes comptables. Ce n'est pas toujours facile, cela remet en cause beaucoup de pratiques et susciter des débats sensibles au sein des organisations.
Parfois, la logique financière associée à la responsabilité sociale est claire : le recyclage et la réduction de la consommation d'énergie, par exemple, permettent d'économiser de l'argent et peuvent avoir un impact direct positif sur les comptes de l'entreprise. Mais d'autres fois, par exemple lorsqu'on parle de pollution ou de sécurité des employés, la responsabilité peut avoir un coût, au moins sur le court terme, qui est plus difficile à justifier aux yeux de gestionnaires souvent soumis à une forte pression budgétaire.
Si vous dirigez une entreprise qui produit des biens au Bangladesh, par exemple, il y a peu de règlements ou une capacité limitée des autorités à les faire appliquer... Si le directeur d'une usine de produits chimiques ne se sent pas moralement tenu, sur un plan personnel, à la protection de la qualité de l'eau, il peut dans certains cas faire à peu près tout ce qu'il veut. Quelle est alors la motivation pour poursuivre ce genre de but non-financier ? L'image de marque peut entrer en jeu, comme c'est certainement le cas pour des marques comme Primark et H&M, qui ont été directement touchées par la récente catastrophe. Mais si vous êtes une entreprise traitant strictement des transactions business-to-business, l'image de la marque est moins importante, et les répercussions négatives de comportements peu responsables socialement ou sur le plan environnemental peuvent de facto être très limitées.
Ce qui peut être perçu comme des inconvénients potentiels est évident : si un manager choisit de payer ses employés à un salaire équitable, d'investir dans la sécurité et le bien-être et de s'engager réellement à protéger l'environnement, son produit sera plus cher et pourrait désavantager son entreprise sur le marché. En plus de souligner les avantages financiers de certains types d'actions responsables, l'éducation business d'aujourd'hui doit nécessairement sensibiliser les futurs managers sur les différentes dimensions de la performance, au-delà des résultats financiers, et sur le long terme, plus que sur un court terme pouvant donner des illusions de résultat positif. Et plus important encore, elle doit convaincre les élèves que l'innovation dans les modèles d'entreprises peut être une véritable source de performance financière et non-financière ainsi qu'un levier fantastique de progrès.
La cinquième édition de l'ouvrage Pilotage de l'entreprise et Contrôle de gestion, paru chez Dunod, est une parfaite illustration de cette évolution : au-delà des principales méthodes de pilotage des entreprises, le livre met un nouvel accent sur la responsabilité, la performance non-financière et sociale de l'entreprise et les critères ESG (environnement, social et gouvernance). Il illustre comment les gestionnaires peuvent intégrer des objectifs non-financiers dans leur style de gestion, et comment ils peuvent relier les aspects non-financier et financier. Il fait le lien entre la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et l'Investissement Socialement Responsable (ISR). Enfin il reprend également les questions de rémunération: la définition d'une politique de bonus, l'usage des critères de création de valeur, la prise en compte des objectifs non-financiers, etc.
Ce livre est le fruit d'une collaboration de 15 ans entre les trois co-auteurs, tous les trois professeurs à l'Essec: Philippe Lorino et René Demeestere et moi-même. Ainsi, au fil des ans, nous avons complété l'ouvrage avec les résultats des recherche sur le management des produits, des processus, des centres de responsabilité, etc. La publication d'une cinquième édition d'un livre de ce genre est assez rare - deux ou trois éditions est plus commun - et témoigne donc de la richesse du domaine. De plus, nous sommes vraiment heureux d'avoir cette fois-ci une préface de Louis Gallois, qui a une longue et forte expérience de management.
La première question d'un futur manager : comment définir la performance ?
Lorsque je démarre un programme de formation, je commence toujours par la question - qu'est-ce que la performance ? Est-elle seulement basée sur le compte de résultat ou est-ce plus que cela ? Réaliser que les objectifs environnementaux et sociaux sont également partie intégrante de la performance des entreprises et pas seulement des contraintes externes est une première étape importante. La seconde consiste à trouver des moyens opérationnels pour gérer leurs interactions.
En effet, pour contribuer à ce qu'un leadership efficace et responsable se développe, il faut donner aux futurs managers les outils pour agir différemment et penser des problèmes anciens d'une manière nouvelle. Les chefs d'entreprise de demain ont besoin de voir au-delà des chiffres et de comprendre que la performance est un concept vraiment multi-dimensionnel.
Pour approfondir :
"L'ISR à la recherche de nouveaux élans", publié dans Revue Française de Gestion
"Socially Responsible Investment in France", publié dans Business & Society
"L'investissement socialement responsable en France : opportunité "de niche" ou placement "mainstream" ?", publié dans Gérer et comprendre
"Création de valeur, 10 ans après...", publié dans Revue Française de Gestion