Dans un projet de recherche en cours, nous étudions les stratégies utilisées par les jeunes diplômés LGBTQ* pour faire face au processus de recherche d'emploi. Nous avons recueilli des données par le biais d'entretiens approfondis avec des étudiants LGBTQ d’un Master en Management qui sont sur le marché du travail et qui ont une expérience professionnelle antérieure, ainsi qu'avec de récents diplômés LGBTQ du même Master. Comme d'autres minorités invisibles, la population LGBTQ est difficile à identifier. Nous nous sommes appuyés sur nos propres réseaux formels et informels pour identifier les diplômés actuels et récents de la communauté LGBTQ.
Cette étude est basée sur l'observation suivante : les individus non hétéronormatifs constituent une minorité souvent invisible, qui fait l'objet d'inégalités sur le lieu de travail. Des études récentes montrent que le lieu de travail continue d'être un environnement compliqué pour les employés LGBTQ, car la plupart des entreprises sont ancrées dans des hypothèses et des attentes hétéronormatives qui sont maintenues et développées par les interactions quotidiennes (1,2,3,4,5). Chaque minorité a des caractéristiques particulières. La communauté LGBTQ rassemble toutes les populations non hétéronormatives, ce qui fait d’elle une communauté extrêmement diverse**. En outre, contrairement au genre ou à la race, il s'agit d'une différence souvent invisible*** et les individus ont le choix d'être "out" ou non. En tant que minorité invisible dans ce contexte hétéronormatif, les employés LGBTQ doivent souvent décider quels aspects de leur vie privée ils veulent partager au travail et avec qui. Des études indiquent que le fait de "faire son coming-out" au travail a des conséquences psychologiques positives par rapport au fait de ne rien divulguer (6), et que le fait de dissimuler une identité stigmatisée (par exemple, LGBTQ) réduit les sentiments d'appartenance, l'estime de soi, la satisfaction au travail et l'engagement professionnel (7).
Cependant, une grande partie des employés LGBTQ choisit encore de ne pas faire son coming-out sur le lieu de travail et les incidents de discrimination et de microagressions signalés sur le lieu de travail continuent d'être nombreux. Les recherches sur les travailleurs LGBTQ révèlent qu'ils sont plus susceptibles de subir des limitations de carrière, du harcèlement et une dévalorisation professionnelle que leurs homologues non-LGBTQ. Ces travailleurs connaissent également davantage de problèmes de santé et sont plus susceptibles de quitter leur lieu de travail en raison des conséquences psychologiques des microagressions et d’autres expériences discriminatoires. Il existe un impact évident de l'identité LGBTQ sur le bien-être des employés et sur les indicateurs de l’organisation tels que le turnover et la performance.
Dans notre étude, nous examinons comment les récents diplômés LGBTQ d'un programme de Master en Management en France racontent leur transition vers le statut de jeunes professionnels, et le rôle de leur identité LGBTQ dans ce processus. La littérature sur l'identité a mis en évidence les moments de transition comme des moments clés de déclenchement des processus identitaires. La recherche se concentre sur la façon dont les individus développent et maintiennent ou modifient les récits de soi par une interaction entre les visions internes de soi et les influences externes. Il existe peu de littérature sur les processus de transition des travailleurs LGBTQ, y compris leurs appréhensions lors de leur passage d'étudiants universitaires à professionnels en activité. Il s'agit d'un moment de transition où les étudiants diplômés s'inquiètent de leur entrée dans la vie active et de leur départ de l'université, du processus de coming-out et de la recherche de soutien dans leur nouvel environnement de travail. Pour les jeunes diplômés LGBTQ, l'identité de genre et l'orientation sexuelle constituent une identité supplémentaire à négocier et à gérer dans le processus de transition et dans le nouvel environnement professionnel.
Nous avons constaté qu'au cours du processus de recherche d'emploi, l'identité LGBTQ peut ne pas être considérée comme importante pour ces personnes si elles ont d'autres identités plus saillantes. Bon nombre des personnes interrogées étaient également des étudiants étrangers, et un thème récurrent dans leur récit était le rôle de leur identité "internationale" ou étrangère comme une source majeure de difficulté dans leur processus de recherche d'emploi. Pour beaucoup d'entre elles, les difficultés linguistiques rencontrées dans le processus de recherche d'emploi et plus tard dans l'emploi ont pris le dessus sur leur identité LGBTQ, de sorte que beaucoup n'ont pas eu l'impression que cette dernière jouait un rôle dans leurs interactions professionnelles.
Selon la théorie de l'identité sociale, l'importance d'une identité particulière dépend de l'importance et de la pertinence de cette identité pour l'individu et son environnement. Nos répondants internationaux ont estimé que le manque perçu de compétences dans la langue locale faisait particulièrement ressortir leur identité étrangère pour eux et pour les entreprises. Nous avons également constaté que lorsque d'autres parties d’une identité composée sont activement sollicitées, l'identité LGBTQ passe au second plan et n'est pas activée par l'individu ou perçue par son environnement.
Toutefois, les répondants qui avaient déjà eu plusieurs expériences professionnelles, dans le cadre de stages ou de contrats à court terme par exemple, ont estimé qu'il était important pour eux de trouver un environnement de travail bienveillant vis-à-vis de la diversité. La plupart d'entre eux avait fait l'expérience d'environnements de travail hostiles, où leur identité LGBTQ était devenue saillante et où ils ont déclaré ne pas se sentir à l'aise, devoir cacher leur identité LGBTQ et avoir connu divers niveaux d'isolement.
Pour ces personnes, le fait de devoir cacher leur identité LGBTQ constitue une forme de travail identitaire. Le travail identitaire est caractérisé par un processus discursif initié par l'individu, dans lequel ce dernier joue un rôle d'agent dans le processus d'auto-définition et qui peut impliquer des éléments d'identité qui résident en lui ainsi que des éléments d'identité présents dans son environnement social. Par exemple, Sveningsson et Alvesson indiquent que les individus sont continuellement "engagés dans la formation, la réparation, le maintien, le renforcement ou la révision des constructions qui produisent un sentiment de cohérence et de distinction" (8), soulignant ainsi le rôle de l'agencement dans le processus discursif d'auto-définition. Dans le cas des personnes LGBTQ vivant dans des environnements de travail hostiles, le travail identitaire implique de se conformer de manière tacite à des éléments identitaires externes pour éviter des conséquences potentiellement néfastes. Nos répondants ayant connu de tels environnements n'ont pas pu bénéficier des résultats positifs du travail identitaire, et n'ayant pas réussi à se sentir en cohérence avec leur environnement de travail, ils sont partis à la recherche de lieux de travail plus favorables aux LGBTQ.
Pour les répondants qui avaient déjà une certaine expérience professionnelle et qui recherchaient des environnements de travail favorables aux LGBTQ, le choix évident était de s'adresser à des entreprises qui avaient déjà des politiques LGBTQ progressistes. En même temps, ils étaient également ouverts à d'autres possibilités, et afin de "tester" les différents environnements de travail, les répondants ont mentionné plusieurs stratégies pour signaler leur intérêt pour les questions LGBTQ aux recruteurs potentiels. Un répondant nous a dit qu'il avait mis ses affiliations à des associations de soutien LGBTQ sur sa page LinkedIn pour que les recruteurs puissent les voir. D'autres avaient mis des informations similaires sur leur CV pour que les recruteurs puissent les voir. Bien qu'ils ne fassent pas techniquement leur "coming out" dans ces cas, ils ont utilisé ces stratégies pour tâter le terrain et voir s'ils seraient rappelés ou non. Comme l'a dit un répondant : " ... de cette façon, la balle est dans leur camp. Je mets l'information en circulation et si on me rappelle, je suppose qu'ils sont d'accord avec ça".
Une autre stratégie de gestion et de négociation des identités LGBTQ toujours employée est le "don’t ask, don’t tell". Cette stratégie est liée aux stratégies de "coming out" sur le lieu de travail. Une personne interrogée qui ne pensait pas que son identité LGBTQ était pertinente pour son travail a appliqué la stratégie consistant à ne partager des informations sur son identité de genre et son orientation sexuelle que lorsqu'on le lui demandait directement. Une autre personne interrogée nous a également dit qu'elle mentionnait son appartenance à la communauté LGBTQ si la question était soulevée dans la conversation.
Nous avons observé une approche prudente du "coming-out" sur le lieu de travail parmi nos répondants. Leur première réaction a été de dire que leur identité LGBTQ n'était pas pertinente vis-à-vis de leur travail et qu'il n'était donc pas nécessaire de la révéler. Parallèlement, un répondant a mentionné que dans un lieu de travail qu'il avait immédiatement senti "ouvert", il avait fait son coming-out à ses collègues dès la deuxième semaine de travail. Malgré leur réticence, nous constatons que l'environnement de travail est extrêmement important dans le choix des répondants de partager cette information.
Nombre de nos répondants ont discuté des situations où il était utile de faire son coming-out au travail, et à qui. Ils ont tous convenu qu'il n'était pas nécessaire de révéler leur identité LGBTQ à tout le monde au travail. Ce qui est important, c'est d'avoir de bonnes relations avec les collègues dont ils sont proches et les collègues avec lesquels ils ont le plus grand nombre et la plus grande densité d’interactions. Ce sont les personnes avec lesquelles ils sont le plus susceptibles de discuter non seulement de sujets liés au travail, mais aussi d’autres sujets où les informations personnelles sont plus susceptibles d'être partagées.
Toutes les personnes interrogées ont clairement défini l'identité LGBTQ comme appartenant à la sphère privée, personnelle, et donc qui n’est pas directement visible sur le lieu de travail. À ce titre, nous avons observé qu'elles étaient généralement discrètes quant au moment de faire leur "coming-out", à qui et comment dans le processus de recherche d'emploi et une fois en poste. En même temps, les répondants étaient désireux de trouver des environnements de travail ouverts et diversifiés, et dans ces entreprises, il était relativement facile et significatif de parler de leur identité LGBTQ. Malgré cela, il était évident qu'ils ne faisaient leur "coming-out" qu'auprès d'un groupe spécifique de personnes : celles avec lesquelles ils avaient le plus grand nombre et la plus grande densité d’interactions. Dans ce groupe particulier, le partage d'informations personnelles était perçu comme utile pour travailler efficacement au sein de l'équipe.
Pour les répondants, l'identification d’un noyau dur de collègues de travail avec lesquels partager leur identité LGBTQ afin de créer un groupe inclusif est la clé de leur stratégie de "coming-out". Ceux qui y sont parvenus font état de résultats positifs pour eux-mêmes et pour leur équipe resserrée, tels qu'un sentiment de valorisation de soi, d'appartenance commune et, par conséquent, de solidarité et de confiance dans l'équipe.
Références
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Cech, EA, and Waidzunas, TJ (2021) Systemic inequalities for LGBTQ professionals in STEM. Science Advances, 7:1-9.
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Coffman, KB., Coffman, LC., and Ericson, KMM. (2017). The size of the LGBT population and the magnitude of antigay sentiment are substantially underestimated. Management Science, 63(10):3168-3186.
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Rumens, N. (2010). Firm friends: Exploring the supportive components in gay men’s workplace friendships. The Sociological Review, 58, 135–155.
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Subharwal, M., Levine, H., D’Agostino, M. and Nguyen, T. (2019). Inclusive Work Practices: Turnover Intentions Among LGBT Employees of the U.S. Federal Government. American Review of Public Administration, 49(4):482-494.
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Madera, J. M. (2010). The cognitive effects of hiding one’s homosexuality in the workplace. Industrial and Organizational Psychology: Perspectives on Science and Practice, 3, 86–89.
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Newheiser, AK, Barreto, M., and Tiemersma, J. (2017) People like don’t belong here: Identity concealment is associated with negative workplace experiences. Journal of Social Issues, 73(2):341-358.
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Sveningsson, S., & Alvesson, M. (2003). Managing Managerial Identities: Organizational Fragmentation, Discourse and Identity Struggle. Human Relations, 56(10), 1163–1193.
Notes en bas de page
*Le terme LGBTQ est utilisé pour désigner les personnes Lesbiennes (L), Gays (G), Bisexuelles (B), Trans (T) et Queer (Q).
**Cela s'applique également à d'autres minorités, par exemple les personnes handicapées, mais dans une moindre mesure aux catégories du genre, de la race et de l'ethnicité, bien que les intersectionnalités ajoutent de la complexité à ces dernières également.
***Cette caractéristique s'applique également aux personnes souffrant de handicaps invisibles, qui sont confrontées au dilemme suivant : déclarer ou non leur handicap (ce qui est encouragé par les entreprises dans les pays appliquant des quotas de handicap) pour éviter une éventuelle inégalité de traitement.