Article écrit avec Raluca Delaume, titulaire d'un doctorat en économie comportementale appliquée avec 20 ans d'expérience dans divers rôles au sein d'entreprises multinationales. Elle s’intéresse à l'application de la psychologie cognitive aux décisions dans l’entreprise et à l'éducation.
Les entreprises dans le monde dépensent des milliards de dollars chaque année pour lutter contre les préjugés et les inégalités sur le lieu de travail. Selon une étude de McKinsey, ces programmes représentent 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an, 65 % des entreprises aux États-Unis et 60 % au Royaume-Uni proposant des formations à la diversité. En nous appuyant sur un grand nombre de recherches et sur le concept de « menace du stéréotype », nous montrons comment les programmes de développement de carrière destinés aux femmes peuvent se retourner contre elles en faisant des stéréotypes de genre une prophétie autoréalisatrice. Nous proposons des solutions pratiques fondées sur la recherche expérimentale afin de prévenir ou d’atténuer la menace du stéréotype et permettre aux femmes d’exploiter tout leur potentiel.Une réputation, qu’elle soit vraie ou fausse, ne peut pas être martelée, martelée, martelée, dans une tête sans qu’elle n’ait d’effet – Gordon Allport (Psychologue Américain, un des fondateurs de la psychologie de la personnalité)
La menace omniprésente du stéréotype
Si vous venez d’arriver sur le marché du travail, craignez-vous que vos collègues ne vous stéréotypent comme un « millénial typique »? Si vous avez la chance de vivre longtemps, vous connaîtrez ou avez déjà connu des stéréotypes liés aux personnes âgées. Les recherches montrent que lorsqu’une personne craint d’être la cible d’un stéréotype négatif, elle est plus susceptible de sous-performer dans le domaine stéréotypé. Même en dehors d’un traitement différencié, le fait d’avoir le stéréotype à l’esprit conduira la personne à se sentir jugée et à éprouver des sentiments d’anxiété. Ce phénomène s’appelle la menace du stéréotype.
De nombreuses femmes dans le monde de l’entreprise sont confrontées à la menace du stéréotype de genre. Le paradoxe est que la menace de stéréotype peut être renforcée par des programmes de développement bien intentionnés et destinés à propulser la carrière des femmes. Malgré ces bonnes intentions, les programmes leur rappellent des stéréotypes de genre dont elles n’avaient peut-être pas conscience. Les stéréotypes peuvent alors devenir une prophétie autoréalisatrice et avoir un impact négatif sur les performances des femmes, même en l’absence de traitement différencié. Ce n’est pas nécessaire d’adhérer ou non au stéréotype : les recherches montrent que le simple fait d’en avoir conscience suffit à activer la menace du stéréotype.
Comment la menace du stéréotype opère-t-elle ?
Il existe plusieurs explications à la manière dont la menace du stéréotype entrave les performances. D’abord, les ressources cognitives sont temporairement absorbées par des pensées intrusives, ce qui conduit les individus à sous-performer en dépit de solides capacités ou connaissances. Supprimer ces pensées négatives mobilise la mémoire de travail nécessaire à l’exécution des tâches. Ces efforts taxent les ressources cognitives et finissent par nuire à la performance. D’autres études ont révélé une réponse physiologique accrue au stress, ou encore une augmentation de la pression sanguine et du débit cardiaque chez les personnes soumises à la menace du stéréotype. Bien qu’un stress modéré puisse être un stimulant, il peut nuire aux performances dans le cas des tâches exigeantes sur le plan cognitif et conduire les personnes à réaliser des performances inférieures à leurs capacités.
La menace du stéréotype est omniprésente : il n’est pas nécessaire qu’une personne soit d’accord avec le préjugé ou même qu’elle soit membre d’un groupe minoritaire stigmatisé pour que la menace du stéréotype soit activée. Par exemple, une étude a demandé à des étudiants blancs de l’université de Stanford et de l’université du Texas de passer un test de mathématiques difficile. Les chercheurs ont insisté au préalable sur le stéréotype de supériorité en mathématiques des asiatiques auprès d’un groupe expérimental, qui a finalement obtenu de moins bons résultats que le groupe témoin. Ces étudiants n’étaient pas conditionnés par les stéréotypes sociétaux à douter de leurs capacités intellectuelles. S’ils ont pu ressentir une menace et voir leurs performances diminuer, alors toute personne pouvant être ciblée de manière plausible par un stéréotype peut la ressentir.
Cependant, cette expérience a également montré que la menace du stéréotype peut être atténuée, et qu’il est donc possible de la réorienter pour obtenir des résultats positifs dans certaines circonstances. Une étude a par exemple montré que des étudiantes américaines d’origine asiatique obtenaient de meilleurs résultats à un test de mathématiques lorsque leur attention était portée sur leur identité ethnique que lorsque l’attention était portée sur leur genre. Dans ce cas, la norme culturelle selon laquelle les américains d’origine asiatique excellent en mathématiques a rendu le stéréotype de genre moins influent.
Les programmes de développement dédiés aux femmes sont-ils vraiment efficaces ?
Les entreprises du monde entier tentent de résoudre l’inégalité entre les hommes et les femmes en offrant aux femmes une variété de programmes de développement professionnel afin de stimuler leur carrière. Au cours des dernières décennies, ces programmes sont devenus une industrie de plusieurs milliards de dollars. Malgré ces investissements colossaux, les objectifs en termes de diversité sont loin d’être atteints.
Ces résultats ne sont pas une surprise pour les chercheurs en psychologie sociale. Ils remettent en question l’efficacité de ces formations et les interventions non-testés visant à modifier le comportement social. Le succès de ces formations est souvent mesuré de manière peu fiable sur la base des commentaires des participants. Or, les témoignages peuvent être trompeurs car les participants font inévitablement des inférences (l’animateur était sympathique, tout le monde a eu l’air d'apprécier la formation, les discussions étaient intéressantes, donc au final la conclusion qui en ressort est que c’était utile). Mais ces formations sont-elles vraiment efficaces ? Ces programmes sont bien intentionnés, fondés sur le bon sens, sans aucun doute nécessaires, mais de plus en plus de chercheurs remettent en question leur véritable effet, notant que ces formations sont soutenues par des récits anecdotiques. D’autres recherches notent que ces programmes sont élaborés par des experts autoproclamés qui ont rarement une formation scientifique ou les compétences nécessaires pour évaluer les effets de leurs interventions sur les participants.
S’appuyer sur la recherche expérimentale pour freiner la menace du stéréotype
En utilisant la recherche expérimentale sur la menace du stéréotype, nous proposons des solutions qui peuvent améliorer les programmes de développement de carrière pour les femmes.La menace du stéréotype est le point commun entre la sous-représentation des femmes dans les domaines appelés STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et aux postes de direction. Dans les domaines STEM, il est possible de mener des recherches expérimentales basées sur des essais comparatifs randomisés, et de développer des stratégies pour aider les femmes à faire face à la menace du stéréotype. Il est plus simple d’explorer les modalités d’activer ou d’inhiber la menace du stéréotype avec un test de mathématiques qu’avec des expériences dans le monde de l’entreprise où ce ne serait pas une démarche éthique. Nous soutenons que ces résultats sont transférables aux programmes de développement de carrière des femmes.
La recherche montre que lorsque les individus sont exposés de manière chronique aux préjugés, cela conduit à une désidentification et finalement à l’abandon du domaine concerné. Le phénomène le plus étudié est la performance des femmes aux tests de mathématiques en activant les stéréotypes de genre. Nous nous appuyons sur la recherche expérimentale qui s’est intéressé à la carrière des femmes dans les domaines STEM. Ce corps de recherche offre des solutions testées et valides pour surmonter la menace du stéréotype, alors que les solutions proposées aux femmes dans le monde de l’entreprise ont rarement été testées dans des contextes empiriques.
Une étude a démontré que la connaissance des stéréotypes de genre liés aux mathématiques et les effets de la menace du stéréotype sur les performances en mathématiques apparaissent dès l’école maternelle. La recherche expérimentale sur la représentation des femmes dans les domaines STEM montre que la menace du stéréotype n’est pas une fatalité et que certains individus sont immuns face à ce phénomène. Qu’est-ce qui fait alors que certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres à la menace du stéréotype ?
Plusieurs études ont exploré le rôle des identités en général et de l’identité de genre en particulier en tant que facteur de la performance des filles et des femmes sous la menace du stéréotype. Chacun d’entre nous est une combinaison unique de diverses identités sociales (par exemple, le genre, l’origine ethnique ou sociale, la religion, la nationalité, la profession, etc.) ; une identité sociale qui est centrale dans un contexte donné peut être dénuée de sens dans un contexte différent. Lorsque les identités sont perçues comme étant compatibles les unes avec les autres, chacune d’entre elles peut procurer un sentiment de connexion et d’appartenance. Cependant, les identités conflictuelles peuvent susciter des doutes quant à l’appartenance et au potentiel de réussite d’une personne dans les domaines où les identités s’affrontent.
La recherche au service des individus
1) La séparation des rôles. Cela signifie que les individus doivent essayer de faire une distinction claire dans leur esprit entre leur identité en tant que membre du groupe stéréotypé (par exemple les femmes) et leur identité professionnelle, tout en conservant les deux comme des parties importantes d’eux-mêmes. La séparation des rôles peut empêcher les expériences négatives d’un rôle de prendre le pas sur les autres rôles. En revanche, lorsque les rôles ne sont pas séparés, l’individu dispose de moins de flexibilité pour négocier les tâches associées aux rôles. De plus, le fait de devoir constamment basculer entre les normes de genre et les performances dans le domaine stéréotypé peut être épuisant.
2) Aspirer à la réussite. Selon la théorie de l’expectancy-value, les individus choisissent, persévèrent et réussissent dans des domaines éducatifs et professionnels dans la mesure où ils croient qu’ils réussiront dans ce domaine (attentes) et selon la valeur subjective associée à ce domaine (perception de la valeur). Cette théorie souligne l’importance des groupes sociaux de référence (famille, managers, pairs) qui fournissent aux individus un retour sur leurs performances et une motivation qui sont censés avoir une influence sur les aspirations professionnelles. La recherche montre ainsi que la motivation des femmes et leur identification à la science peuvent être stimulées par leurs proches (par exemple, les croyances d’une mère concernant les capacités en mathématiques de sa fille ou des normes socio culturelles plus larges). De même, les femmes devraient s’entourer de personnes qui croient en leurs capacités professionnelles et prendre de la distance avec celles qui leur suscitent des sentiments négatifs à l’égard de leur identité professionnelle (par exemple, la culpabilité pour leur engagement professionnel et la négligence supposée de leur vie de famille).
3) L’affirmation de soi. La menace pour l’intégrité de soi est à l’origine de la menace du stéréotype, car elle implique l’infériorité ou le manque de compétence potentielle d’une personne. C’est pourquoi plusieurs chercheurs se sont attaqués à ce problème par des actions visant l’affirmation de soi. Les chercheurs ont démontré dans une étude que le fait d’écrire sur ses valeurs personnelles réduisait le stress et améliorait les performances des personnes sujettes aux préjugés. Cette stratégie est efficace, car elle répond directement au besoin de maintenir l’intégrité de soi. Le problème est que la performance reçoit une attention exagérée et que l’échec suscite une inquiétude exacerbée lorsqu’ils sont liés à l’intégrité de soi. Ainsi, s'auto encourager et s’auto valoriser est une voie prometteuse, surtout pour les femmes qui se sentent affectées par les stéréotypes de genre. Dans le cadre de l’entreprise, cette affirmation de soi peut consister à se remémorer activement des succès passés et des forces professionnelles reconnues par les autres, y compris les succès dans les domaines liés aux identités non professionnelles.
La recherche au service des programmes de développement de carrière des femmes
1) Comprendre comment le biais d’attribution fonctionne.Ce biais se manifeste par l’attribution spontanée des échecs des femmes à des causes internes (ex., les capacités) et des échecs des hommes à des causes externes (ex., des circonstances malheureuses), et inversement par l’attribution des succès des femmes à des causes externes et des succès des hommes à des causes internes.Une étude a révélé que le fait d’enseigner aux femmes le biais d’attribution et la manière de réduire les attributions internes et d’augmenter les attributions externes lorsqu’elles sont confrontées à des difficultés pourrait accroître leur sentiment d’appartenance aux domaines STEM et les rendre plus résilientes. De même, les femmes gagneraient à apprendre à être moins critiques envers elles-mêmes et envers leurs capacités lorsqu’elles sont confrontées à des difficultés dans leur carrière, et à se concentrer sur la situation dans son ensemble.
2) Retravailler le contexte. Une étude a montré que lorsque l’on demandait aux femmes quelles étaient les caractéristiques communes aux hommes et aux femmes avant de passer un examen de mathématiques difficile, leurs performances augmentaient de manière significative par rapport au groupe témoin dans lequel les participants n’étaient pas invités à y réfléchir. D’autres études ont exploré le sentiment d’appartenance des étudiants au monde académique, ainsi que leur confiance dans leur réussite. Ainsi, les étudiants en première année d’université ont visionné des témoignages qui affirment que tous les étudiants s’inquiètent au début de leurs études, ce qui leur a permis de se doter d’un récit positif face à une expérience négative. Le point commun de ces interventions est que les chercheurs ont créé un groupe unifié et ils ont évité de singulariser le groupe stéréotypé. Les programmes de développement de carrière ou de coaching devraient mettre l’accent sur les similitudes entre hommes et femmes, plutôt que sur des attributs genrés. En outre, les entreprises devraient déployer davantage d’efforts pour intégrer les femmes et les réseaux de femmes dans les réseaux organisationnels formels et informels de l’organisation.
3) L’exposition à des modèles adéquats peut être une stratégie efficace pour combattre la menace du stéréotype. Une étude a montré que des étudiantes exposées à l’exemple d’une brillante mathématicienne ont obtenu de meilleurs résultats à un test de mathématiques que celles qui n’avaient pas été exposées à ce modèle. De même, une autre expérience a montré que le fait d’exposer des femmes à des modèles féminins à succès les rendait plus fortes dans une tâche de leadership. Il est important de noter que cette expérience n’a pas amené les participantes à se comparer au modèle, mais les a subtilement incitées à se sentir plus fortes. En outre, si les accomplissements d’un modèle semblent inaccessibles, cela peut entraîner une comparaison sociale négative et le découragement. Les entreprises devraient exposer les femmes à des modèles dont la réussite est exceptionnelle mais réalisable pour les personnes qui ont besoin d’inspiration et souhaitent se surpasser.