Delphine Dion, Professeur de Marketing à l’ESSEC Business School, introduit le concept de “belles endormies”* et se penche sur les stratégies que les entreprises peuvent utiliser pour transformer l’héritage d’une marque endormie en une marque forte et créer du rêve pour les clients.
*De l'article de recherche: Reviving sleeping beauty brands by rearticulating brand heritage, Journal of Business Research, 2016, Prof. Delphine Dion ESSEC Business School et Gérald Mazzalovo, Center for Engaged Management Research (CEMR), Université Paris-Dauphine.
Il y a des produits et des marques qui nous font rêver. En regardant une vitrine, en feuilletant un magazine, en achetant un produit, notre imagination nous fait basculer dans un voyage de couleurs et d’odeurs, de toucher, d’images, et de souvenirs. Cela pourrait être une montre, une guitare, une voiture, un hôtel, une bague... Le rêve subsiste longtemps après l’achat.
Pour les marques établies ou les marques émergentes, l’héritage – et la légende qu’il porte – permet d’assurer des ventes durables et une fidélisation des clients à long terme dont les concurrents peuvent seulement rêver. L’héritage est en effet crucial, surtout dans le luxe. Pour renforcer leur authenticité et leur rareté, les marques mettent leur héritage au cœur de leur identité.
Toutefois si l’entreprise ne possède pas une marque ou un produit avec un riche héritage, tout n’est pas perdu : faites juste en sorte que cela arrive. Comment ? En réanimant une « belle endormie » – une marque qui n’est plus active sur le marché mais qui conserve un capital de marque potentiel grâce à son héritage. Les marques Roger Vivier, Citroën DS, Vionnet, Orient Express, Schiaparelli et Moynat en sont toutes des exemples.
Réveiller une belle endormie : N'en faites pas une affaire personnelle, jouez-la collectif
Pour analyser la relance des « belles endormies », les professeurs Delphine Dion et Gérald Mazzalovo ont interviewé 20 managers et experts travaillant sur une stratégie de réactivation d’une « belle endormie » dans le luxe et les produits de grande consommation, et cela dans plusieurs secteurs d’activité, à savoir la maroquinerie, la mode, les voyages, l’automobile et les montres.
Leurs études mettent en évidence deux types de « belles endormies » : celles qui ont gardé une réputation forte sur le marché auprès du public car elles sont intégrées dans une mémoire individuelle et/ou collective, et celles dont personne ne se souvient.
Cela pourrait être tentant de relancer une marque qui est toujours connue, toujours présente dans la mémoire de chacun. On peut penser que relancer une marque dont personne ne se souvient ne peut que conduire à l’échec. Mais, non. Fait surprenant, les recherches du Professeur Delphine Dion tendent à prouver le contraire. La notoriété d’une marque peut être un handicap dans la relance d’une « belle endormie ». L’élément clé est la capacité d’intégrer une belle endormie non pas dans une mémoire individuelle mais dans une mémoire collective. En effet, l’avantage de ressusciter une marque oubliée se situe dans l’absence d’une telle réputation : cela permet plus de marge de manœuvre pour définir la stratégie de marque. Il n’y a rien à effacer et les managers marketing peuvent sélectionner les caractéristiques les plus pertinentes dans l’héritage de la marque. Cela évite aussi le risque d’être confronté à une résistance et des critiques des consommateurs qui peuvent émerger si la marque est trop modernisée et que les consommateurs ne reconnaissent pas la marque d’autrefois. L’Orient Express est un bon exemple indique le Professeur Delphine Dion. Créer un nouveau train pourrait entraîner d’importantes critiques car cela pourrait être très éloigné des représentations que les consommateurs se font de ce train de légende. Comment les managers peuvent-ils réussir à proposer une offre qui permettra à chacun d’y retrouver les représentations qu’ils associent à Orient-Express? Volkswagen a affronté une situation similaire quand ils ont lancé la Nouvelle Coccinelle en 1997 et maintenant, Land Rover est affecté de la même manière, devant retirer le nouveau modèle de son légendaire Defender, après un tollé général auprès de ses fans reprochant à la marque de trahir ses racines. En bref, les « belles endormies » avec le meilleur potentiel pour réussir ne sont pas toujours les marques avec la plus forte notoriété.
De nombreuses « belles endormies » ne conservent aucune réputation sur le marché. Elles n’évoquent pas de souvenirs personnels, elles ne sont pas inscrites dans la mémoire collective, et au mieux seul un petit nombre d’experts et de fans s’en souvient. Cependant, ces « belles endormies » peuvent être relancées avec succès.
Dans le cas de marques oubliées, les directeurs marketing ne peuvent pas puiser dans la nostalgie personnelle (liée au passé des individus), mais seulement dans une nostalgie collective (liée à des évènements historiques ou à une période spécifique de l’histoire). Il est quand même possible de réactiver ces marques, et même si on dispose de peu d’archives. C’est par exemple le cas de Moynat, maison de maroquinerie, fondée en 1849 et fermée en 1976. Malgré la difficulté à collecter des archives, les managers ont réussi à réactiver la marque en l’intégrant dans la mémoire collective, en faisant revivre l’ère de la Belle Epoque de Paris de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En conséquence, le facteur clé pour faire revivre une « belle endormie » est la manière dont la marque peut résonner dans la mémoire collective. Et en insérant la marque dans la mémoire collective, les managers peuvent la transformer en une marque d’héritage, même s’il s’agit d’une marque oubliée qui a « perdu sa mémoire ».
Créer le rêve : comment créer une marque de légende
Vous avez donc trouvé votre marque rêvée ou votre produit d’héritage, vous savez que miser sur une « marque oubliée » fonctionne plus facilement, et maintenant il faut créer le rêve.
Dans son analyse, le Professeur Delphine Dion explique comment les professionnels du marketing peuvent réanimer une « belle endormie ». Créer le rêve, cela implique d’analyser l’histoire de la marque pour y puiser les éléments à partir desquels il est possible de définir l’identité de la marque et le rêve associé. Dans la plupart des cas, les managers ne cherchent pas de copier les produits du passé pour proposer une offre néo-authentique mais à réinterpréter l’héritage de la marque. Ils transforment les éléments physiques et symboliques liées à l’histoire de la marque pour développer une nouvelle proposition de valeur.
Delphine Dion identifie également trois stratégies de marque pour réveiller les « belles endormies » – la revitalisation, la reproduction et le « retro-branding » – stratégies qui diffèrent dans la manière dont elles associent la marque avec le temps :
- La revitalisation de la marque se concentre sur le présent. Le but est de moderniser la marque sans placer son héritage au cœur de son identité. Cette approche transforme la perception d’une marque désuète en une marque contemporaine, sans mettre l’accent sur l’histoire de la marque mais plutôt sur sa longévité – le succès de la marque à long terme. Selon le Professeur Delphine Dion, le seul élément important à mettre en avant dans cette stratégie est de pouvoir ajouter dans la signature de marque « Fondé en … » ou « Depuis …». Dubois & Fils, le plus vieux fabricant de montres Suisse a, par exemple, délibérément rompu avec la vieille marque en créant une marque très contemporaine et a seulement retenu de son héritage la signature « Montres suisses depuis 1785 ».
- La reproduction de la marque se concentre sur le passé et consiste à copier une vieille marque sans la réinterpréter. Créée en 1961 et sortie du marché dans les années 1990, Courrèges a été ressuscitée il y a 5 ans et reproduit les produits cultes des années 1960 et 70. Cette stratégie, cependant, comporte un risque car une reproduction exacte risque de ne pas être en phase avec les goûts et attentes actuels que ce soit en termes de performance ou de fonctionnement. Imaginez, par exemple, construire une réplique d’un train luxueux des années 1920 – pour les voyageurs d’aujourd’hui habitués à voyager en TGV- cela ressemblerait probablement à s’asseoir dans un chariot cahoteux tiré par un tracteur. Au final, la reproduction de la marque peut être considérée comme une stratégie à court terme – le style ne pouvant pas rester à la mode éternellement et les performances des produits évoluant considérablement.
- Le « retro-branding » est la troisième stratégie utilisée pour ressusciter les « belles endormies ». Cette stratégie associe également la marque avec le passé mais l’harmonise avec le présent en réinterprétant les éléments du passé. Cela modernise une marque, rafraichissant l’image traditionnelle de la marque et en créée de nouvelles pour transformer la perception d’une marque désuète du passé en une marque contemporaine ancrée dans une histoire et une tradition. La bière irlandaise Caffrey’s est un bon exemple, fusionnant la technologie de brassage de pointe avec l'ancienne iconographie celtique pour produire une toute nouvelle boisson d’autrefois.
Une question que nous pouvons poser sur les belles endormies réveillées : sont-elles authentiques?
Pour s’assurer du succès de la relance d’une « belle endormie », il est nécessaire de rendre votre marque aussi authentique. L’enjeu d’un héritage authentique est un défi non seulement pour les marques cultes, mais aussi pour les marques qui conservent une réputation très limitée sur le marché et sont largement oubliées après plusieurs années loin des yeux du public.
La première étape est donc de collecter des éléments matériels et immatériels qui vont certifier l’héritage de la marque, affirme Delphine Dion. Ces objets sont à la fois une preuve et un lien avec les activités passées de la marque, et sont intégrés dans l’histoire de la marque et l’expérience client. La narration est un must. Dans le renouveau de la gamme Citroën DS, par exemple, le parcours du showroom client montre les liens esthétiques, techniques et symboliques entre l’ancienne voiture et la nouvelle. De plus, la crédibilité est obtenue à travers la légitimation du produit par les intermédiaires culturels qui ont une capacité reconnue publiquement d’apprécier la valeur d’un héritage – incluant les connaisseurs (journalistes), les leaders d’opinion (célébrités, bloggeurs), ou ceux possédant des compétences appropriées (conservateurs de musées, historiens, universitaires, etc…).
Liens utiles :
- Consultez l'article de recherche "Reviving Sleeping Beauty Brands by Rearticulating Brand Heritage" (D. Dion, G. Mazzalovo), Journal of Business Research
- Dion, D., & Arnould, E. (2011). Retail luxury strategy: assembling charisma through art and magic. Journal of Retailing.
- Dion, D., & Borraz, S. (2015). Managing heritage brands: A study of the sacralization of heritage stores in the luxury industry. Journal of Retailing and Consumer Services.
- A la recherche du consommateur de nouvelles techniques pour étudier les clients. Paris (France) : Dunod.