Innovations controversées : comment les faire accepter et prospérer ?

Innovations controversées : comment les faire accepter et prospérer ?

Issu de l’article “The Paradox of Controversial Innovation: Insights From the Rise of Impressionism”, par Hélène Delacour (Université de Lorraine) et Bernard Leca (ESSEC Business School), publié dans Organization Studies, 2017.

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Un problème récurrent des innovateurs est qu’en brisant les règles, en faisant fi des conventions et en s’efforçant d’imposer de nouvelles manières de voir et de faire, ils provoquent des sentiments d’hostilité ou, pire encore, de l’indifférence de la part des acteurs qui auraient le pouvoir de les consacrer et d’aider à leur reconnaissance. Afin de résoudre ce problème, la recherche existante suggère que la meilleure solution est de minimiser la controverse et de présenter l’innovation comme conforme aux attentes des acteurs les plus puissants. Ceci a pour effet de réduire le caractère spécifique de l’innovation et demeure souvent d’une efficacité limitée car les acteurs possédant le pouvoir de consacrer restent parfois, si ce n’est toujours, très réticents à faire évoluer leurs systèmes de valeur et leurs schémas de pensée.

Comment les innovateurs de rupture peuvent-ils dépasser cette contradiction? Comment les innovateurs proposant une innovation controversée peuvent-ils obtenir la consécration sans pour autant faire de compromis ?

A la suite detravaux existantsayant utilisé le domaine des arts plastiques pour étudier la réception des innovations de rupture,nous nous sommes intéressés au mouvement Impressionniste pour répondre à cette question. L’impressionnisme constitue un exemple spectaculaire d’innovation initialement très controversée puisqu’elle fait scandale, mais qui finalement est consacrée par les acteurs les plus puissants.

En nous appuyant sur de nombreuses sources de données, nous avons analysé comment ce mouvement artistique, au début très marginal, a pu connaître la consécration tout en conservant sa  différence.

A partir de nos analyses, nous montrons que ce résultat est obtenu en mobilisant deux types de stratégies potentiellement contradictoires qui interagissent en permanence entre elles : affirmer sa différence, tout en élargissant ses soutiens.

Affirmer sa différence

Se distinguer, c’est être différent de la norme. Mais être trop différent peut mener à l’exclusion et à la marginalisation. C’est pourquoi les innovateurs sont souvent amenés à gommer leurs différences. En effet, des travaux précédents ont montré que les innovations controversées sont plus facilement acceptables lorsque leur écart à la norme est minimisé. Nos recherches montrent cependant que les Impressionnistes ont réussi à être consacrés, justement car ils ont persisté dans l’affirmation de cette différence, de leur spécificité.

Ils y sont parvenus en recherchant en permanence à maintenir la cohérence au sein du groupe et à affirmer la spécificité de leur innovation. C’est cette cohérence et l’affirmation de cette spécificité qui ont su attiser la curiosité du public et attirer l’attention des critiques. Bien que la publicité fut d’abord très négative, elle a pu les aider, sur le long terme, à se faire connaître des marchands d’art et des nouveaux collectionneurs tels les nouveaux industriels soucieux de s’écarter de l’ordre établi et d’affirmer un goût différent des élites en place car plus ‘moderne’. Plus encore, ces nouveaux collectionneurs avaient à coeur non seulement d’acheter leurs oeuvres, mais aussi de les soutenir de différentes façons, et de leur offrir les moyens financiers dont ils avaient besoin pour perdurer.

Avec l’aide du marchand d’art Paul Durand-Ruel, les Impressionnistes ont pu affirmer leur cohérence en organisant régulièrement des expositions qui contribuaient à faire vivre l’idée que l'Impressionnisme était non seulement radicalement différent de l’art classique, mais qu’il était aussi particulièrement distinct des autres mouvements artistiques qui n’avaient, eux-mêmes, pas leur place au Salon. Par ailleurs, les membres du groupe ont développé des relations entre eux, dans le but de constituer une cohérence interne. Par exemple, Monet et Renoir ont régulièrement peint ensemble, alors que Caillebotte et Pissarro s’efforçaient de réunir les membres régulièrement. Nos travaux suggèrent que cette affirmation permanente de leur spécificité a permis d’habituer progressivement les critiques d’art à leur mouvement, ce qui se traduisait par la suite dans les discours des critiques de plus en plus nuancés au fil du temps, malgré la persistance de vives oppositions.

Élargir ses soutiens

Des travaux précédents ont aussi montré que les innovateurs pouvaient bénéficier de l’existence de certaines niches dans lesquelles la pression exercée par les acteurs dominants était réduite, et où il était donc plus aisé d’obtenir des soutiens, en attendant que les conventions académiques évoluent. Nos recherches montrent cependant que dans le cas des Impressionnistes, ils se sont activement battus pour étendre leur notoriété au-delà du simple confort de leur niche, afin d’obtenir une consécration dite officielle - en d’autres termes, d’être considérés comme légitimes et différents, car “au-dessus” de la norme.

La consécration fut un processus très lent, et pendant de longues années, la majorité des critiques d’art continuèrent à exprimer leur indignation face à ce qu’ils considéraient comme étant un manque absolu de respect envers les conventions académiques traditionnelles. Mais les Impressionnistes ont su progressivement construire autour d’eux une coalition de critiques soutenant leur mouvement, et les aidant à théoriser leur différence : de telles innovations de rupture ne méritaient ni l’hostilité ni l’indifférence, mais plutôt que l’on attache une attention toute particulière à leur étude et à leur critique. Ils affirmaient de plus que diffuser les oeuvres impressionnistes était le meilleur moyen d’encourager les artistes à exprimer leur génie idiosyncrasique, et donc d’éviter l’imitation servile.

Nos analyses montrent que les soutiens de ces critiques, en insistant sur la détermination constante du groupe, ont permis de les « mythologiser », en les portrayant comme des héros en avance sur leur temps, et en célébrant leur différence comme valeur artistique majeure.

C’est l’ensemble de ces acteurs (marchands, critiques, collectionneurs) qui ont contribué à transformer un mouvement artistique au départ très controversé, en une innovation consacrée comme majeure.

Les Impressionnistes ont de plus recherché la consécration en donnant des oeuvres à l’Etat, alors que leurs soutiens négociaient l’acceptation de ces donations auprès des représentants officiels. Tous ces efforts ont mené à la consécration officielle lors de l’Exposition Universelle de 1900, l’Impressionnisme y étant célébré comme le plus grand mouvement de l’art français du siècle précédent.

Alors que certains travaux suggèrent que les innovateurs à la recherche de l’intérêt et de l’acceptation immédiate du grand public ne devraient pas chercher à s’affranchir de l’ordre établi, nos analyses montrent plutôt le contraire : c’est en affirmant sa différence que l’on peut y parvenir.

En résumé, notre recherche révèle l’importance de l’adoption de stratégies différenciées au sein d’une communauté composée à la fois d’innovateurs et de soutiens externes. Nos résultats suggèrent que le passage d'une innovation controversée à sa consécration nécessite des stratégies simultanées, mais potentiellement contradictoires : des stratégies visant à affirmer et assumer la différence de cette innovation, tout en menant en parallèle des stratégies visant à acquérir un réseau de soutiens solide gravitant autour de celle-ci. Les innovateurs de rupture seront surpris d’apprendre que ce sont ces tensions contradictoires entre les différentes stratégies qui, fonctionnant de manière productive, peuvent leur permettre de connaître le succès auprès du grand public sans renoncer à la spécificité de leur démarche.

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