Simon Nyeck, Professeur de Marketing et Directeur du Centre d'Excellence Luxe, Arts et Culture à l'ESSEC, préconise que les marques de luxe suivent l'exemple des "love brands" telles que Apple.
La majorité des marques de luxe d'aujourd'hui sont nées au 19ème siècle et sont enracinées dans les traditions et les rituels de l'époque. Alors que l’éthique de la Révolution industrielle valorisait le travail, l'expertise et le savoir-faire il n’est pas surprenant que ces marques de luxe soient imprégnées du même esprit. La performance est une valeur cardinale et le respect des traditions, du sacré et de tout ce qui s’inscrit dans le temps long marquent la vision du luxe.
Les Maisons de luxe, de ce fait, s’inscrivent dans la logique des institutions qui incarnent le statut et sont associées à l’élite de la société. Pour les membres de l’élite, le voyage est ainsi une occasion d’utiliser ses malles Vuitton, Moynat ou Goyard. La consommation du luxe correspond donc à des règles strictes et rituelles qui mettent l’accent sur l’intemporel et la tradition.
Changements des consommateurs
Aujourd'hui, les habitudes de consommation du luxe ont évolué. Du respect des traditions, des institutions et des règles strictes du XIXe siècle, les consommateurs sont passés au primat de l’individualisme et au règne du consommateur citoyen et créateur. La culture du «moi» s’est ainsi substituée à l’obéissance aux institutions (l’école, la religion, la famille, les Maisons). Les consommateurs recherchent le dialogue avec d’autres consommateurs et avec les Maisons (via les réseaux sociaux) et sont réticents au discours traditionnel et professoral des marques.
Jusqu’à présent, le succès et la légitimité des marques de luxe étaient fondés sur le respect qu'elles suscitaient. Ce respect s’explique principalement par quatre facteurs : leur longévité, la date de création étant fièrement affichée ; le lieu d’origine de ces marques importait aussi : les Maisons de haute couture viennent naturellement de Paris, alors que le « Champagne » ne mérite son nom que s’il provient de ladite région ; l’identification à des archétypes et modèles aspirationnels (le séducteur, la femme indépendante) associés à la consommation des marques de luxe ; enfin, les produits de luxe tiraient leur légitimité de la maîtrise d’un savoir-faire ancestral, transmis de génération en génération.
Se pose alors la question de savoir si le respect à l’égard des marques historiques du luxe est suffisant pour faire rêver le consommateur changeant évoqué précédemment. Pour le dire autrement, comment les marques de luxe doivent-elles prendre en compte les évolutions de la clientèle ?
Nous observons que les marques « adorées » (traduction approximative de « love brands ») par les consommateurs comme Apple ou Nespresso, ont réussi à créer une relation particulière avec les clients qui va bien au-delà du simple produit en mobilisant un ensemble d’expériences. De fait, les nouveaux consommateurs recherchent principalement quatre types d’expériences qui permettent ainsi de créer un lien fort avec la marque : l’expérience esthétique, l’enrichissement des connaissances, l’amour et la co-création.
Au-delà du produit, les consommateurs sont à la recherche d’ambiances, d’atmosphères qui ré-enchantent leur relation à la marque, comme les expériences liées aux 5 sens. Les boutiques, l’architecture, la musique participent donc de la capacité des marques à faire rêver. Ainsi, la tour Lumière de Chanel à Ginza Tokyo, conçue par Peter Marino, est un rendu conceptuel du tweed classique. BEIGE, le restaurant Ducasse renforce la dimension sensorielle de l’expérience Chanel dont les codes sont mis en évidence dans le restaurant, donnant ainsi aux client une autre motivation pour visiter la tour Lumière.
Au-delà de l’achat, le nouveau consommateur veut se développer, découvrir et enrichir ses connaissances. Si elle est respectée, la parole formatée et convenue de la marque, de type Evangile, ne suffit plus à créer l’adhésion. Les consommateurs veulent comprendre, dominer au sens cognitif, se familiariser avec la marque. Ils sont ainsi friands des make off, backstage et autres ateliers avec les artisans que les Maisons leur proposent en magasin. Des cours de broderie Lesage, aux conférences sur la joaillerie de l’Ecole Van Cleef, en passant par les cours de cuisine au Ritz, l’engouement pour ces initiatives correspond bien à des tendances de fond.
Les consommateurs sont de plus en plus à la recherche du « vrai » fondé sur l’écoute, la compréhension, l’échange, l’empathie. En effet, les rituels des vendeurs dans les boutiques de luxe peuvent donner l’impression aux clients consommateurs qu’ils ne sont pas importants et que les marques veulent maintenir une distance synonyme de domination par rapport aux consommateurs.
Pour que les marques de luxe ne puissent plus simplement imposer le respect, mais aussi parvenir à tisser un lien émotionnel avec les consommateurs – et donc devenir des «love brands» - elles se doivent de dialoguer, écouter, partager, s’intéresser aux clients, bref, donner des preuves d’amour aux consommateurs. Dans la logique de don et contre don, les consommateurs se sentent vraiment spéciaux et aimés, et en retour, ils démontrent un attachement plus fort à la marque.
D’une certaine manière, cette demande des consommateurs pourrait signaler un retour aux sources du luxe et à l’époque où les élites, arbitres des élégances, commandaient des produits aux meilleurs artisans, et dictaient donc la mode. On a vu naître des tendances qui mettent en évidence un consommateur citoyen, critique (adsbuster) qui veut avoir son mot à dire dans les actions des marques. En politique, l’équivalent de cette tendance est la naissance d’organisations (Podemos, Occupy wall Street etc..) qui mettent en lumière le besoin des consommateurs de participer aux décisions des entreprises et des institutions. Le consommateur se veut sujet et considère de plus en plus les marques comme des ressources culturelles qu’il peut utiliser, détourner et créer ou cocréer (à l’image des sneakers Blacksopt). C’est l’avènement du consommateur artiste.
Face à ces évolutions des consommateurs, les marques de luxe, pour ne pas devenir des musées, voire des cathédrales, très respectés donc, mais vides, doivent relever le défi qui consiste à rester fidèles à leur héritage, garantie du respect des consommateurs, tout en manifestant de l’amour aux consommateurs. L’amour sous ses différentes formes, à savoir la passion, l’amitié et la fraternité au sens chrétien offre des expériences multiples aux consommateurs. En effet les « love brands » procurent aux consommateurs un sentiment d’appartenance à une communauté dans laquelle ils sont impliqués et où ils peuvent co-créer et co-concevoir.
Extrait du Hors Série ESSEC Knowledge: