Depuis le travail de recherche : « Managing heritage brands: A study of the sacralization of heritage stores in the luxury industry » (La gestion du patrimoine des marques de luxe : une étude de la sacralisation des magasins-patrimoine) publié dans Journal of Retailing and Consumer Services.
« Salons gris Trianon, fauteuils Louis XVI et moulures immaculées… au cœur de Shanghai, toute la magie du 30, avenue Montaigne était là pour accueillir les silhouettes de la collection haute couture printemps-été de Raf Simons pour Dior . » Cette présentation des silhouettes du défilé haute couture 2013 à Shanghai met en scène plusieurs éléments emblématiques du magasin historique de Dior de l’avenue Montaigne à Paris. On retrouve également ces éléments iconiques de la marque sur de nombreux supports de communication et points de vente, mais aussi au sein des collections de la maison. Le 30 avenue Montaigne apparaît comme un point de référence central pour Dior. C’est un lieu sacré de la marque qui est au cœur de son identité et de son patrimoine. De la même façon, plusieurs marques de luxe sacralisent leurs magasins historiques. C’est le cas, par exemple, du 31 rue Cambon chez Chanel, du 12 place Vendôme chez Chaumet ou du 13 rue de la Paix chez Cartier. Cette stratégie semble d’autant plus importante que les codes du luxe tendent à être récupérés par les opérateurs du mass market. On peut donc s’interroger sur ces lieux sacrés du luxe. Comment les marques de luxe investissent-elles les codes du sacré pour sacraliser ces lieux ?
A partir d’observations en magasins et d‘entretiens avec des managers et des vendeurs dans le secteur du luxe, nous explorons la façon dont les maisons de luxe sacralisent les magasins historiques de la marque (heritage store). En transposant les caractéristiques du sacré aux magasins de luxe, nous montrons que ces lieux sacrés sont intégrés dans les récits mythiques de la marque et qu’ils sont au cœur des pratiques rituelles de la marque.
Des récits mythiques
Le sacré repose sur des mythes, des récits fondateurs que les membres d’une société se transmettent de génération en génération depuis les temps les plus anciens. Les mythes cherchent à donner un sens aux origines, à l’existence et à l’avenir. Les récits mythiques permettent de consacrer un espace pour en faire un point de référence absolue, un « centre du Monde ». Ainsi, les maisons de luxe françaises construisent de nombreux mythes autour de leur histoire et plus spécifiquement autour des magasins historiques. Elles cherchent à mythifier ces lieux qui sont au cœur de leur identité et de leur histoire.
Les lieux mythiques de la marque sont très liés aux fondateurs. Les marques utilisent plusieurs artifices pour marquer les lieux de l’empreinte des créateurs et fondateurs. On trouve souvent un ou plusieurs portraits du créateur-fondateur. C’est le cas, par exemple, dans le hall de Dior avenue Montaigne ou de Cartier rue de la Paix. Dans la même logique de mythification des lieux de la marque autour du créateur fondateur, on trouve le magasin Cartier, rue de la Paix. Ici, l’idée était de recréer artificiellement le magasin tel qu’il aurait pu être lorsque Louis Cartier s’est installé rue de la Paix à la fin du XIXe. Il ne s’agissait pas de créer un pastiche de la boutique d’autrefois mais de s’inspirer du design passé pour créer la boutique historique de Cartier à partir des archives de Cartier. Les architectes se sont plongés dans les archives de la maison pour imaginer la boutique dont Louis Cartier aurait rêvé. Ils ont notamment beaucoup travaillé autours des boiseries de style guirlande si chères à Louis Cartier. L’aura de Louis Cartier est présente partout, comme s’il était encore là. Son portrait accueille les visiteurs en haut de l’escalier. Pour renforcer la mythification du lieu, Cartier a créée, à l’occasion des 150 ans de la marque, 13 parures de haute joaillerie et une collection exclusive de montres et bijoux, baptisée XIII, inspirée de la symbolique du lieu et de son histoire, en l’honneur de l’adresse du 13 rue de la Paix.
Ces points de vente deviennent ensuite des éléments iconiques pour la marque. Ils sont introduits dans les récits mythiques de la marque qui sont diffusés à travers les supports de communications et les autres points de vente. Par exemple, le magasin Dior de l’avenue Montaigne représente comme dans les analyses du sacré, un point de référence absolue, « un centre du monde ». Ainsi, la marque a crée Le gris Dior en référence à la couleur emblématique du magasin de l’avenue Montaigne. Le magasin de l’avenue Montaigne est scénographié dans les autres points de vente à travers le mobilier ou quelques éléments d’architecture et de décoration (notamment les chaises Louis XIV ou les moulures hausmaniennes).
Les rituels
Le sacré ne s’institutionnalise pas seulement à travers une mise en récit mythique mais aussi à travers des pratiques rituelles. Classiquement, le rite était restreint au domaine du sacré. Mauss définissait un rite comme « l’ensemble des règles qui disent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées ». Les rites vont au-delà du récit dans la mesure où on procède ici à une mise en action du sacré, une opérationnalisation du sacré.
Les défilés de mode sont sans aucun doute les rituels collectifs, les plus importants de l'industrie du luxe et représentent un événement symbolique et marketing majeur pour les marques. Les caractéristiques iconiques des magasins sont souvent reproduites dans des défilés de mode - comme lorsqu’en 2009, Channel a fait défiler ses modèles devant une reproduction de la façade du magasin de la rue Cambon. L’année suivante, le défilé était organisé autour d’une reproduction gigantesque d’une sculpture d’un lion qui se trouve dans l’appartement de Coco Chanel, rue Cambon.
Ainsi, Les maisons de luxe investissent les codes du sacré pour sacraliser les magasins historiques qui sont au cœur de leurs identités afin d’entretenir le rêve et d’éviter la banalisation. Pour cela, elles manipulent les structures symboliques du sacré à travers la mise en place d’un ensemble de récits mythiques et de pratiques rituelles. Ainsi, il apparaît que la sacralisation d’un magasin est le résultat d’un lien intime entre une marque, un lieu, des personnalités, un patrimoine et une histoire.
Extrait du Hors Série ESSEC Knowledge: