Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
La responsabilité sociale des entreprises est un sujet de plus en plus important dans le monde des affaires, mettant en évidence le besoin de meilleures pratiques et d’une meilleure compréhension de ce que signifie réellement être une entreprise durable. Nous avons donc besoin de moyens pour mesurer la durabilité des entreprises : la comptabilité sociale est l’un des moyens d’y parvenir. Adrian Zicari, professeur à l’ESSEC, explique ses mérites, ainsi que ses limites, dans un récent chapitre du Handbook on Ethics in Finance.
Tout d’abord, une introduction : la comptabilité sociale fait référence à la mesure de la performance sociale et environnementale d’une organisation, en reconnaissant la nécessité d’aller au-delà de la seule mesure de l’impact économique. Il existe un certain nombre d’indicateurs qui peuvent être utilisés, par exemple la partage d’informations sur la pollution ou la composition de la main-d’œuvre de l’entreprise, entre autres. La liste des indicateurs est longue, car l’évaluation des informations sociales et environnementales est une question complexe. Le champ d’application de la comptabilité sociale est donc très large, ce qui soulève la question de l’équilibre entre l’exhaustivité et la compréhension : plus d’informations n’est pas nécessairement mieux, car cela peut rendre les rapports de développement durable difficiles à comprendre. Nombre de ces indicateurs ne sont pas mesurables en termes financiers, de sorte que les praticiens de la comptabilité sociale doivent aller au-delà de la comptabilité conventionnelle et rassembler des informations provenant de différentes sources. Cela nécessite un investissement important. C’est pourquoi les rapports de développement durable sont plus courants dans les grandes entreprises.
Le professeur Zicari a exploré cinq questions (1) :
1. La motivation derrière la communication d’informations sociales et environnementales par les entreprises.
2. L’utilisation de la comptabilité sociale en interne à des fins de gestion.
3. Le lien entre la comptabilité sociale et la performance financière.
4. La réglementation contribue-t-elle ou non à la durabilité ?
5. Le potentiel de la comptabilité sociale à contribuer à des pratiques durables.
Communication d’informations sociales et environnementales
Aujourd’hui, la communication d’informations sociales et environnementales est généralement volontaire, bien que certains pays européens aient récemment mis en place des réglementations. Par exemple, en France, certaines entreprises doivent présenter une « déclaration de performance extrafinancière ». Cela signifie que, dans de nombreux cas, les entreprises peuvent choisir ce qu’elles communiquent. Il est donc difficile de comparer les informations des entreprises, car il existe de nombreux cadres de reporting différents.
Si ce n’est pas obligatoire, pourquoi les entreprises communiquent-elles ce type d’informations ? L’une des raisons est de montrer leur légitimité, c’est-à-dire qu’elles répondent aux attentes de la société. D’autres peuvent avoir une stratégie plus « défensive » en jeu, par exemple si elles sont sous le feu des critiques des agences environnementales. Les chercheurs ont remarqué que les entreprises dont les performances environnementales sont moins bonnes ont tendance à parler davantage de leurs projets environnementaux (2) et à utiliser un langage plus optimiste (3).
En d’autres termes, les entreprises ont tendance à être stratégiques lorsqu’elles décident quelles informations et comment elles les partagent. Leur motivation est souvent basée sur la protection ou l’amélioration de la réputation de l’entreprise. Cela ne signifie pas nécessairement que les entreprises sont de mauvaise foi, mais cela signifie qu’elles peuvent ne pas communiquer tous leurs indicateurs sociaux et environnementaux. Le professeur Zicari note que cela peut entraîner des tensions entre les entreprises et les parties prenantes : les entreprises peuvent ne pas communiquer toutes les informations, tandis que les parties prenantes peuvent demander plus de transparence.
Le reporting doit-il être obligatoire ?
Les initiatives de responsabilité sociale des entreprises, tout comme la comptabilité sociale, sont généralement volontaires, mais des voix s’élèvent de plus en plus pour réclamer plus de reportings obligatoires. Cela serait bénéfique dans la mesure où cela pourrait accroître la comparabilité, normaliser les rapports de développement durable, augmenter la portée des informations partagées, et aboutir à des consommateurs mieux informés.
Une façon de renforcer la réglementation est de recourir à des initiatives de « soft law », c’est-à-dire d’utiliser des cadres qui sont volontaires, mais qui fournissent une structure, comme la GRI, le SASB et le Integrated Reporting. Si une entreprise déclare qu’elle se conforme à l’un de ces cadres, elle doit s’y conformer et fournir les données correspondantes. Cela pourrait également stimuler l’engagement des parties prenantes en fournissant un point de référence et faciliter la comparaison des entreprises, car actuellement les comparaisons sont entravées par les nombreux cadres différents qui existent.
Une autre option consiste à recourir à des réglementations « dures », juridiquement contraignantes. La directive 2014/95/UE de l’Union européenne, en vertu de laquelle les entreprises de plus de 500 salariés partagent des informations non financières, en est un exemple. Certaines recherches initiales suggèrent que cela pourrait avoir un impact négatif sur la qualité de l’information, car les entreprises préfèrent partager les bonnes nouvelles (4).
Une réglementation accrue en matière de reporting social pourrait être utile, mais la réglementation seule ne garantit pas la communication, et une communication accrue ne conduit pas non plus à une durabilité accrue. Cela suggère que si la réglementation peut être utile, elle ne remplace pas la nécessité pour les parties prenantes de plaider en faveur de la durabilité.
Utiliser la comptabilité sociale en interne
Une grande partie de la discussion s’est concentrée sur la communication aux parties externes. Qu’en est-il de ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise ? Les indicateurs internes peuvent aider les managers à prendre des décisions qui s’alignent sur les indicateurs de la RSE. Cependant, comme les indicateurs peuvent être difficiles à déchiffrer, les gestionnaires peuvent avoir du mal à les utiliser, d’autant plus que le travail de RSE peut être cloisonné au sein de l’organisation.
Les entreprises utilisent différentes approches lorsqu’elles utilisent la comptabilité sociale en interne. Une approche « inside-out » met en avant l’utilisation des informations de comptabilité sociale interne par les managers dans leurs processus de prise de décision ; elle peut être combinée avec la perspective « outside-in », dans laquelle les parties prenantes externes utilisent les informations du rapport pour éclairer leurs décisions (5). Ces deux perspectives sont importantes dans la recherche de la durabilité. Pour faciliter ce processus et aider les managers à interpréter les informations, les discussions sur la RSE devraient être intégrées aux performances de l’entreprise et traitées dans l’ensemble de l’organisation, plutôt que d’être la responsabilité exclusive d’une équipe spécialisée.
Quel est le lien entre la comptabilité sociale et la performance financière ?
La comptabilité sociale n’est pas interchangeable avec la comptabilité conventionnelle : quel est leur lien exact ? Leurs champs d’application sont différents, mais il y a beaucoup de chevauchements, tant au niveau du contenu que du public. Par exemple, une entreprise peut effectuer une dépense pour rendre un processus plus écologique : cette dépense sera indiquée dans le compte de résultat (le coût) et dans les rapports de développement durable (l’effet de l’initiative écologique). Un investisseur peut lire ces deux états, car les états financiers permettent d’évaluer le potentiel de l’entreprise et les rapports de développement durable montrent son impact environnemental.
Les résultats des recherches sont mitigés en ce qui concerne l’impact réel de la durabilité sur les performances financières. Par conséquent, les dirigeants peuvent douter de la rentabilité des politiques de développement durable, même s’ils pensent que le raisonnement éthique est solide. Lors de l’évaluation de la situation, les gestionnaires doivent donc examiner attentivement le cadre qu’ils utilisent et déterminer s’il est approprié ou non à la situation.
La comptabilité sociale peut-elle conduire à un changement organisationnel ?
Même si le lien entre la durabilité et les performances financières n’est pas clair, la durabilité reste un objectif louable. Cela signifie que la comptabilité sociale est également utile, en tant qu’outil pour atteindre la durabilité. Que peut-elle réellement accomplir ?
Selon certains chercheurs (cf. 6), la comptabilité sociale peut contribuer à une meilleure prise de décision et faciliter le travail d’équipe. D’autres sont moins sûrs (cf. 7), qui affirment qu’elle est principalement symbolique et peut ne pas conduire à des changements significatifs. Une chose est sûre : il est difficile de réaliser de véritables améliorations, et la simple mise en œuvre de processus de comptabilité sociale n'améliore pas automatiquement la durabilité. En outre, une dépendance excessive à l’égard de la comptabilité sociale peut conduire à se concentrer sur la « petite image », plutôt que de véritablement revoir les modèles d’affaires existants.
Si la comptabilité sociale n’est pas une solution miracle, elle a fait ses preuves ; la KPMG Survey of Corporate Reporting (2017) (8), qui étudie les pratiques de reporting dans 50 pays, a constaté que le reporting social est très répandu et qu’il existe une communauté dédiée à son amélioration et à sa mise en œuvre. La comptabilité sociale pourrait également contribuer à la « vue d’ensemble » : si les rapports de développement durable peuvent mettre en évidence des améliorations plus modestes et progressives, celles-ci pourraient inspirer des changements à long terme dans les pratiques commerciales classiques. Par exemple, l’exploitation minière : par définition une activité polluante, mais néanmoins nécessaire à la production industrielle. L’utilisation de la comptabilité sociale pourrait donner aux gestionnaires et aux parties prenantes des informations susceptibles de contribuer à réduire l’impact environnemental en tant que stratégie à court terme, tout en préservant la nécessité de rechercher des solutions à long terme qui soient meilleures pour la planète.
La comptabilité sociale est nécessaire et utile pour améliorer les modèles d’entreprise. Une plus grande communication montre aux dirigeants comment l’entreprise peut s’améliorer et informe les efforts de l’entreprise pour être socialement responsable. Une plus grande transparence profitera aux parties prenantes et responsabilisera le public. Nous devons nous rappeler que la comptabilité sociale reste un moyen d’atteindre une fin, et qu’elle sera mise à l’épreuve par son efficacité à créer un changement mesurable dans les pratiques des entreprises.
Points à retenir
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Des tensions existent entre les entreprises et les parties prenantes, car les premières peuvent ne pas partager toutes les informations et les secondes cherchent une plus grande transparence.
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La réglementation pourrait améliorer la qualité des rapports de développement durable, mais n'améliore pas automatiquement la communication.
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Les gestionnaires peuvent trouver difficile de travailler avec des indicateurs sociaux et environnementaux, ce qui nous ramène au premier point : certaines informations peuvent ne pas être partagées parce qu’elles ne sont pas bien comprises ou pas facilement disponibles.
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Nous n’avons toujours pas une image claire du lien entre la durabilité et les performances financières.
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Nous devons être lucides sur les promesses de la comptabilité sociale. Elle peut contribuer à améliorer les modèles d’entreprise existants, mais elle n’en crée pas de nouveaux, et les gestionnaires doivent être encouragés à utiliser des outils complémentaires.
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Tout bien considéré, la comptabilité sociale est un outil de plus en plus utile pour les gestionnaires et les parties prenantes, et peut contribuer à améliorer la durabilité des entreprises.
Références
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Zicari, A. (2020). The many merits and some limits of Social Accounting: Why disclosure Is not enough. Handbook on Ethics in Finance, 541–557. https://doi.org/10.1007/978-3-030-29371-0_14
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Cho, C. H., & Patten, D. M. (2007). The role of environmental disclosures as tools of legitimacy: A research note. Accounting, Organizations and Society, 32(7-8), 639-647.
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Cho, C. H., Roberts, R. W., & Patten, D. M. (2010). The language of US corporate environmental disclosure. Accounting, Organizations and Society, 35(4), 431-443.
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Costa, E., & Agostini, M. (2016). Mandatory disclosure about environmental and employee matters in the reports of Italian-listed corporate groups. Social and Environmental Accountability Journal, 36(1), 10-33.
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Burritt, R. L., & Schaltegger, S. (2010). Sustainability accounting and reporting: fad or trend?. Accounting, Auditing & Accountability Journal.
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Burke, J. J., & Clark, C. E. (2016). The business case for integrated reporting: Insights from leading practitioners, regulators, and academics. Business Horizons, 59(3), 273-283.
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Rodrigue, M., Magnan, M., & Cho, C. H. (2013). Is environmental governance substantive or symbolic? An empirical investigation. Journal of Business Ethics, 114(1), 107-129.
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Blasco, J. L., & King, A. (2017). The road ahead: the KPMG survey of corporate responsibility reporting 2017. Zurich: KPMG International.