Dynamiques et durabilité des villes : le rôle de la Responsabilité Territoriale des Entreprises

Dynamiques et durabilité des villes : le rôle de la Responsabilité Territoriale des Entreprises

Construire un monde plus durable nécessite la participation d'acteurs de différents secteurs et de toutes les échelles de gouvernement, des autorités locales aux leaders étatiques. Depuis près de 40 ans, l'ESSEC Business School a développé une expertise unique en développement urbain et territorial grâce à sa chaire d'Économie urbaine. Les travaux de la chaire ont conduit au développement du concept de "Responsabilité Territoriale des Entreprises" (RTE), qui explore la manière dont les régions peuvent favoriser la croissance et la durabilité via l'implication locale des acteurs privés en relation avec les politiques publiques.*

Les recherches de la chaire ont forgé un modèle économétrique sophistiqué sur la dynamique urbaine qui explique environ 70 % des trajectoires de développement des aires urbaines françaises. Ce modèle met en lumière trois moteurs clés de la compétitivité territoriale. 

1. La compétitivité géographique reflète la capacité d'un territoire à attirer des ressources externes, notamment des emplois tertiaires à haute valeur ajoutée d’encadrement et de services aux entreprises. 

2. La compétitivité inclusive ou par l’inclusion mesure la capacité d'un territoire à intégrer sa population d’âge actif dans l'activité économique, montrant ainsi que l’inclusion sociale ne relève pas simplement d’une finalité morale, mais constitue un facteur crucial de performance économique. 

3. Le salaire urbain désigne les avantages non-monétaires que les territoires offrent aux résidents à travers la qualité de vie et les services aux personnes.

Alors que ce modèle économétrique explique environ 70 % des trajectoires urbaines au travers de leviers socio-économiques quantifiables, les 30 % restants suggèrent l'influence d'autres facteurs qualitatifs dans le développement territorial. Les recherches de la chaire émettent l'hypothèse que ces variations inexpliquées proviennent en grande partie de différences en matière de gouvernance économique, c’est-à-dire dans la manière dont les acteurs publics et privés interagissent et coopèrent au niveau territorial. Cette hypothèse a conduit au développement du concept de la Responsabilité Territoriale des Entreprises (RTE), qui offre un cadre pour comprendre comment l'engagement territorial des entreprises pourrait contribuer à la dynamique urbaine au-delà des facteurs économiques.

Contrairement à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui traite souvent le territoire simplement comme un contexte pour les actions de l'entreprise, la RTE renvoie à une approche distincte et plus stratégique des relations entreprise-territoire. Elle englobe l'ensemble des comportements par lesquels une entreprise s’implique dans et avec son territoire, au-delà de son fonctionnement purement opérationnel, dans une logique d'intérêts mutuels.

Cette définition découle de la double filiation théorique de la chaire. Premièrement, bien que la RTE intègre certaines formes territorialisées de la RSE, elle va au-delà en englobant des formes plus larges d’implication territoriale. Alors que la RSE considère souvent le territoire comme un simple réceptacle passif des actions de l’entreprise, la RTE le reconnaît comme un acteur actif de la création de valeur. Deuxièmement, la RTE s’inscrit dans la filiation de l’économie néo-institutionnelle, s’appuyant en particulier sur le concept de coûts de transaction développé par Coase et Williamson, pour analyser la manière dont les interactions public-privé peuvent optimiser les ressources territoriales.

La nature stratégique de la RTE se manifeste de plusieurs façons. Les entreprises engagées dans la RTE reconnaissent que l'investissement dans le développement territorial peut réduire les coûts de transaction, améliorer l'accès aux ressources locales et accroître l'attractivité globale de leur région. Cela peut impliquer la participation à des initiatives de développement économique local, la contribution à des formations ou la mobilisation de partenariats public-privé pour le développement des infrastructures.

En outre, la RTE englobe à la fois des formes de coopération institutionnalisées et informelles. Du côté institutionnel, cela inclut la participation à des agences de développement local, l'implication dans des processus de planification stratégique ou des partenariats formels avec des autorités publiques. La coopération informelle pourrait impliquer le développement de relations avec d'autres entreprises locales, le soutien à des initiatives locales ou la contribution aux efforts de marketing territorial.

Il faut comprendre que la RTE n'est pas principalement motivée par des considérations morales ou légales, comme c'est souvent le cas avec la RSE, mais par une reconnaissance de l'interdépendance entre entreprise et territoire. Elle représente une approche stratégique où l'engagement territorial est perçu comme un investissement pouvant générer des retours sous forme d'amélioration des conditions d'exploitation, d'accès amélioré aux ressources et de relations avec les parties prenantes. Cette dimension stratégique distingue la RTE à la fois de la RSE traditionnelle et de la simple présence territoriale, en offrant un cadre d’analyse plus complet pour comprendre et gérer les relations entreprise-territoire.

Cette corrélation se manifeste de deux manières distinctes. Dans les territoires déjà dynamiques, les entreprises s'engagent de manière proactive, renforçant les avantages existants. Dans les territoires en difficulté, les entreprises réagissent aux besoins locaux, souvent en aidant à relever les défis socio-économiques. Dans les deux cas, la RTE fonctionne selon une logique mutualiste, où l'engagement territorial des entreprises sert à la fois leurs intérêts et le développement territorial.

La recherche met particulièrement en évidence l'importance de la gouvernance économique - les interactions plus ou moins institutionnalisées entre acteurs publics et privés. Pour tester cette hypothèse, la chaire a mené des analyses quantitatives et qualitatives. Une enquête à grande échelle auprès de dirigeants d'entreprises à travers la France a examiné différentes formes d'engagement territorial, allant de la participation à des initiatives de développement économique local à l'implication dans des partenariats public-privé. Cette analyse économétrique a révélé que certains types de comportements d'entreprise, en particulier ceux impliquant une action coordonnée avec les autorités publiques, sont fortement corrélés avec la dynamique urbaine. Ces comportements se manifestent différemment dans les territoires dynamiques par rapport aux territoires en déclin, suggérant que la gouvernance économique peut être à la fois un moteur du développement territorial et une réponse à des situations plus délicates.

Cette approche quantitative a été complétée par des études de cas menées par Edouard Dequeker, professeur à la Chaire d'Économie urbaine, notamment une analyse comparative du Grand Paris et du Grand Londres entre 1990 et 2017. Cette thèse, ainsi que des recherches et publications complémentaires en cours, met en lumière la manière dont différents modèles de coopération public-privé influencent significativement le développement métropolitain. Le réseau dense d'interactions public-privé institutionnalisées à Londres, hérité d'une longue tradition de coopération locale, a facilité une adaptation plus efficace à la Troisième Révolution Industrielle. Le modèle inclut des consultations régulières avec les leaders du secteur privé, formalisées à travers des instances telles que le Mayor’s Business Advisory Board et la participation active du secteur privé à la planification stratégique. En revanche, le paysage institutionnel plus fragmenté de Paris et sa moindre capacité à mobiliser les acteurs économiques dans la gouvernance métropolitaine peut en partie expliquer la divergence de trajectoire de ces deux régions capitales. Cette approche combine les analyses statistiques et études de cas détaillées pour fournir des preuves solides du rôle de la gouvernance économique dans le développement territorial.

Les résultats de l'analyse comparative entre le Grand Paris et le Grand Londres indiquent que les décideurs publics parisiens gagneraient à instaurer plus systématiquement des espaces d'interaction avec le monde de l’entreprise, allant au-delà de la simple consultation et tendant vers la co-construction stratégique des politiques métropolitaines. La fragmentation institutionnelle et le manque de coordination public-privé observés dans le Grand Paris limitent la réduction des coûts de transaction et entravent l'émergence d'une vision commune du développement territorial. Les autorités publiques devraient donc repenser leurs structures de gouvernance pour intégrer plus substantiellement les acteurs économiques. Le système londonien reste un modèle, avec une Greater London Authority qui fonctionne comme un catalyseur pour les systèmes existants, favorisant les échanges et les négociations qui contribuent à l'adaptation du système métropolitain aux nouvelles opportunités économiques et technologiques.

Pour les décideurs privés, l'exemple londonien démontre la valeur de l'implication proactive dans les questions de gouvernance territoriale, allant au-delà de la défense des intérêts sectoriels pour contribuer au développement d'une stratégie métropolitaine cohérente. Les entreprises parisiennes et franciliennes gagneraient au développement de structures de représentation territoriale plus solides et transversales, capables d'interagir efficacement avec les autorités publiques et de participer activement à la définition des politiques métropolitaines. Cette approche, incarnant pleinement le concept de Responsabilité Territoriale des Entreprises, améliorerait l'attractivité du Grand Paris et constituerait également un levier stratégique pour les entreprises elles-mêmes. Une telle approche pourrait contribuer à la création d'un environnement économique plus propice à l'innovation et à l'adaptation aux changements technologiques contemporains.

Alors que les villes font face à la transition écologique et sociale, l'importance de la RTE devient encore plus prononcée. La recherche montre qu'une action coordonnée entre les entreprises et les autres parties prenantes est nécessaire. Les entreprises doivent dépasser la vision des territoires comme de simples espaces géographiques où celles-ci opèrent et reconnaître leur rôle dans la co-création de la durabilité territoriale.

Ce travail a des implications significatives pour la politique publique et pour la stratégie d'entreprise. Pour les autorités publiques, la clé n'est pas de multiplier les dispositifs d'incitation, mais de créer des conditions propices à une coopération efficace, incluant des structures de dialogue appropriées et une culture de projet partagée. Pour les entreprises, l'engagement territorial ne représente pas seulement une RSE, mais constitue un investissement stratégique qui peut réduire les coûts de transaction, faciliter l'accès aux ressources locales et renforcer l'attractivité territoriale.

Les quatre décennies de recherche de l'ESSEC dans ce domaine ont fait avancer les connaissances académiques et ont fourni quelques bonnes pratiques pour les chefs d'entreprise et les décideurs politiques. Les travaux de la chaire d’Économie urbaine démontrent la manière dont des recherches académiques rigoureuses peuvent éclairer des stratégies de développement territorial efficaces, notamment dans une époque où les impératifs de durabilité exigent de nouvelles formes de coopération public-privé.

Le concept de la RTE prend d’autant plus de sens à l’heure où les territoires luttent pour la transition sociale et écologique et la résilience économique. Les recherches de la chaire suggèrent que le succès de la réponse à ces défis dépendra largement de la capacité des territoires à favoriser des partenariats productifs entre acteurs publics et privés, guidés par une compréhension partagée de la responsabilité territoriale. Les mises en œuvre réussies incluent généralement la création de conseils économiques territoriaux qui rassemblent des leaders d'entreprise, des élus et des représentants de la société civile, par exemple sur une base trimestrielle, pour aligner les priorités de développement et coordonner les investissements. Une autre pratique efficace consiste à établir des agences de promotion territoriale financées conjointement, où la gouvernance est partagée entre les acteurs publics et privés.

Les entreprises peuvent démontrer leur responsabilité territoriale en participant à des plateformes d'emploi localisées qui connectent les institutions éducatives avec les employeurs pour répondre aux besoins de compétences et réduire le chômage. Les districts d'innovation collaborative, où les acteurs publics fournissent les infrastructures tandis que les entreprises apportent leur expertise et leurs investissements, constituent d’autres dispositifs de création de valeur mutuelle. Une autre application de ce concept renvoie à la mutualisation de ressources pour des services partagés entre les entreprises des zones industrielles et facilités par les autorités publiques. Des stratégies de marketing territorial conjointes, où les deux secteurs contribuent à élaborer et à financer une marque territoriale cohérente, renforcent également la compétitivité régionale. Enfin, des projets conjoints de revitalisation urbaine, où les entreprises investissent aux côtés de l’action publique, en particulier dans des quartiers en difficulté, illustre la manière la responsabilité territoriale peut répondre aux défis économiques et sociaux.

Ces travaux représentent une contribution française unique aux discussions mondiales sur le développement urbain durable, tout en reflétant l'approche distinctive de l'ESSEC en matière d'éducation commerciale - une approche qui souligne l'interconnexion entre le succès des entreprises et le bien-être territorial. Alors que l'école déploie sa stratégie Transcend, les recherches de la chaire d’Économie urbaine sur la RTE fournissent une illustration de la manière dont les institutions académiques peuvent lier compréhension théorique et impact pratique au service du développement durable. 

Bibliography

DEQUEKER E. (2020), "Paris and London: metropolitan dynamics and economic governances (1990-2017)", PhD Thesis supervised by Michael Storper, Sciences Po Paris School of Research, 441 p.

DEQUEKER E. (2024), "L'interaction public-privé dans le Grand Paris et le Grand Londres au prisme des écosystèmes de promotion économique", Transversalités, 2024/1, n.168, pp. 47-68

ESSEC – Chaire d’économie urbaine (2025), "La Responsabilité Territoriale de l'Entreprise", Cahiers de recherche de la Chaire d'Economie urbaine de l'ESSEC, n.1, janvier 2025, 102 p.

ESSEC - Chaire d'économie urbaine (2018), "Dynamique des villes et Responsabilité Territoriale de l'Entreprise (RTE)", rapport réalisé pour le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) et pour l'Institut CDC pour la Recherche, 124 p.

SALLEZ A. (1998), "De la dynamique des villes au diagnostic urbain", Communication au 37ème colloque de la Western Regional Science Association, Monterrey (Californie), 26 p.

VALLERUGO F. (2013), "La gouvernance du Grand Paris au service de sa compétitivité", Numéro spécial Grand Paris de la Revue d'Économie Régionale & Urbaine, 2013/3, pp. 587-611 

*Les recherches de la chaire prennent racine dans les travaux pionniers du professeur Alain Sallez sur la théorie de la localisation des entreprises. En tant que titulaire fondateur de la chaire d'Économie urbaine de l'ESSEC en 1987, il a forgé le cadre initial permettant d’analyser les dynamiques urbaines à travers le prisme des décisions de localisation des entreprises et de leurs impacts socio-économiques. Ces travaux ont ensuite été enrichis par les professeurs Franck Vallérugo et Patrice Noisette, qui ont développé une analyse typologique des dynamiques urbaines sur les 227 principales zones urbaines fonctionnelles (aires urbaines / aires d'attraction des villes), devenant ainsi la pierre angulaire de la méthodologie de recherche de la chaire.

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