Les initiatives d'entrepreneuriat social peuvent-elles inspirer les entreprises ?

Les initiatives d'entrepreneuriat social peuvent-elles inspirer les entreprises ?

Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief

Leçons sur la manière dont les entreprises peuvent allier durablement efficacité économique et performance sociale et environnementale

Est-il possible d'avoir un impact social positif sans renoncer à sa rentabilité économique ? Anne-Claire Pache de l'ESSEC Business School, Julie Battilana (Harvard Business School), Metin Sengul (Boston College) et Marissa Kimsey (Harvard University) ont étudié les entreprises dans le monde qui poursuivent simultanément des objectifs financiers et sociaux. Ils ont constaté que les plus performantes sont celles qui mettent la création de valeur économique et sociale au cœur même de leurs activités. 

L'entrepreneuriat social désigne les entreprises qui utilisent la logique commerciale de manière innovante pour répondre à des enjeux sociaux, en conjuguant objectifs financiers et sociaux. Un exemple célèbre est celui de Veja, une entreprise qui vend des baskets fabriquées par de petites coopératives au Brésil, dans le respect de l’environnement et des principes du commerce équitable. Cette configuration lui a permis de poursuivre et d'atteindre deux objectifs à la fois : la rentabilité d’une part, et l'impact social et environnemental d’autre part. Souvent, rentabilité et durabilité ne font pas bon ménage. Les entreprises soucieuses d’allier ces deux dimensions ont donc tout intérêt à s'inspirer des entreprises sociales qui ont réussi à concilier les deux. 

Les entreprises sont de plus en plus prises à partie pour leur impact social, et les clients comme les parties prenantes attendent d'elles qu'elles changent. Plus facile à dire qu'à faire, car elles doivent souvent repenser leur modèle économique pour assurer à la fois leur développement durable sur le long terme et leur rentabilité à court terme - ce qui les conduit souvent à abandonner le première au profit de la seconde. Il n'en reste pas moins que les entreprises doivent en effet garder leurs finances à l'esprit si elles veulent rester à flot et, de fait, les chercheurs ont constaté que les entreprises à vocation sociale qui réussissent sont celles qui affichent une double mission : générer un impact sociétal positif en même temps qu’une bonne rentabilité financière. 

Ces entreprises à double mission partagent un point commun: elles adoptent une approche baptisée "gestion hybride". 

Ce modèle s’articule autour de quatre leviers :

  1. Se fixer des objectifs à la fois sociaux et financiers et les évaluer 

  2. Structurer l’entreprise pour coordonner activités sociales et marchandes 

  3. Recruter et former des salariés pour atteindre les deux types d’objectifs.

  4. Incarner la double mission de l’entreprise dans l’exercice du leadership

Se fixer des objectifs à la fois sociaux et financiers et les évaluer 

Les entreprises doivent se fixer des objectifs à la fois sociaux et financiers et mesurer leurs performances sur ces deux dimensions. Cela implique d’avoir des objectifs précis qui traduisent clairement la double mission de l'entreprise pour ses parties prenantes. Pour fixer des objectifs sociaux efficaces, il est important d’être au clair : à quels besoins l'entreprise veut-elle répondre et qui sont les bénéficiaires ? Les objectifs doivent également être explicites et pérennes pour guider l’action sur le long terme. 

Fixer des objectifs doubles n’est qu’une première étape : les entreprises doivent également suivre les progrès réalisés pour les atteindre. Cela implique d'identifier des indicateurs de performance clés (KPI) : facile pour les objectifs financiers, plus difficile pour les objectifs sociaux. Les entreprises ne devront pas négliger le processus de recherche menant à la définition des objectifs, car cela leur permettra de trouver la bonne manière de les mesurer. Par exemple, Grameen Veolia Water, dont l'objectif était de fournir de l'eau potable sûre et abordable et d'avoir des activités durables, a consulté des experts universitaires et des membres des communautés rurales qu'elle desservait. C’est à partir de ce processus qu’elle a pu déterminer des indicateurs de performance. Les entreprises doivent également rester ouvertes à l’apprentissage, car il peut s'avérer nécessaire d'expérimenter et de s'adapter pour trouver les KPI les plus pertinents. La définition d'objectifs sociaux et financiers clairs, bien documentés et traduits dans des indicateurs de performance mesurables est un élément clé de la réussite d'une entreprise à double mission.

Structurer l’entreprise pour coordonner activités sociales et marchandes

Les entreprises à double mission doivent aligner leurs activités et leur structure. Pour ce faire, elles doivent tenir compte du type de valeur qu'une activité donnée permet de créer : sociale, économique, ou les deux ? Si une activité crée les deux types de valeur, elle sera gérée plus efficacement au sein d’une structure intégrée. Dans le cas contraire, il est préférable de la gérer séparément, au sein d’un département distinct de l’organisation. Par exemple, l’entreprise américaine Revolution Foods propose des repas sains aux étudiants à faibles revenus. Lorsqu'elle vend un repas, elle remplit un objectif social - soutenir la santé d'un enfant - et un objectif économique - gagner de l'argent. Dans son cas, il est logique de gérer cette activité de manière intégrée, avec un manager en charge de l’ensemble des opérations, incluant le développement commercial et la promotion de l'éducation à l’alimentation, car cette dernière contribue à la fois à leur impact positif sur les enfants et à leurs ventes. 

A l’inverse, le réseau d’entreprises d’insertion français ENVIE a appris que parfois, une organisation découplant activités sociales et activités commerciales est préférable. Son objectif est de réinsérer des chômeurs de longue durée sur le marché du travail en les recrutant pour deux ans pour réparer des appareils ménagers d’occasion (frigos, fours, machines à laver, etc.) qui sont ensuite revendus - l'activité de revente créant la valeur économique. Elle propose à ses salariés en insertion un encadrement technique et un accompagnement social, les aidant ainsi à acquérir une réelle expertise professionnelle, mais aussi à traiter leurs problématiques sociales et à trouver un nouvel emploi. Au moment de sa création, ENVIE s’était organisée pour que les deux activités techniques et sociales soient gérées par une même équipe. Avec le temps, il est devenu clair que chaque activité répondait à une logique différente et qu’il était plus efficace de créer deux départements distincts au sein de l’organisation: un pour l’encadrement technique, et un pour l’accompagnement social. Cela leur a permis de générer plus efficacement la création des deux types de valeur.

Malgré ces efforts d’organisation, des tensions entre les équipes techniques et sociales peuvent toujours survenir. C’est pourquoi il est important de créer des espaces de négociation. Ces espaces sont essentiels pour donner aux salariés les outils nécessaires pour mettre les tensions sur la table et les dépasser. Ce faisant, ils pourront, ensemble, construire des compromis entre les objectifs économiques et sociaux.

Embaucher et former des salariés 

Pour que les entreprises à double mission réussissent, elles doivent se doter d'un personnel partageant des valeurs, des pratiques et des processus communs. Cela commence dès le processus d'embauche. Les chercheurs ont identifié trois profils d'employés qui correspondent à ces entreprises : “hybride”, “spécialiste” et “novice”. Les employés “hybrides” ont une formation ou des expériences à la fois dans le domaine des affaires et dans celui du social (incluant par exemple les sciences de l'environnement ou la médecine), ce qui leur permet de comprendre et d'atteindre les deux objectifs. Ils ont tendance à être particulièrement efficaces dans les rôles de gestion et de coordination.  Un autre profil pertinent est celui du “spécialiste” : il permet aux entreprises de bénéficier de l'expertise et de l'expérience approfondie d'une personne sur l’un des deux domaines. Cette personne est bien adaptée aux rôles d’encadrement intermédiaire dans des structures différenciées. Cependant, une personne hautement spécialisée dans un domaine social peut ne pas comprendre l'aspect commercial des choses, ce qui peut entraîner des tensions et un turnover, en particulier dans les entreprises qui séparent activités économiques et sociales. Pour atténuer ce problème, les entreprises doivent mettre en valeur les deux dimensions de la mission auprès des candidats dès le début du processus de recrutement. Le troisième type de profil est le candidat “novice” : une personne qui n'a aucune expérience sociale ou commerciale, qui est embauchée pour un poste débutant et qui est ensuite formée pour acquérir les compétences et les valeurs requises. Toutefois, cela nécessite un investissement important en formation et peut avoir un impact sur la productivité, de sorte qu'ils sont mieux adaptés à des postes juniors qui ne nécessitent pas trop de formation.

Peu importe l’expérience professionnelle d'un salarié, sa socialisation est essentielle. Ceci représente un défi car elle implique que les salariés comprennent, apprécient et contribuent aux objectifs financiers et sociaux de l'entreprise. Voici quelques idées pour y parvenir : 

  • Des séminaires où la double mission de l’entreprise et ses valeurs sont expliqués et discutés.

  • Des sessions de formation pour rappeler aux salariés l'interdépendance des activités économiques et sociales.

  • Des programmes d'observation (“shadowing”) pour favoriser l'empathie et la prise de recul.

  • Les espaces de négociation mentionnés plus haut, qui peuvent offrir des opportunités d'apprentissage informel où les gens peuvent poser des questions et discuter de sujets difficiles. 

  • La promotion et la reconnaissance des salariés qui excellent dans l’atteinte des objectifs sociaux et financiers et incarnent ainsi les valeurs de l'entreprise. Cela implique également une rémunération équitable au sein de l'entreprise elle-même.

De manière plus générale, il est essentiel pour les entreprises à double mission de créer un environnement de travail où les salariés se sentent libres et à l'aise pour poser des questions difficiles et aborder des sujets sensibles. Il est également important de créer les conditions pour que les employés se sentent reconnus pour leur contribution à la double mission, dans une entreprise qui ne se limite pas à des actions de communication mais joint le gestion à la parole.

Incarner la double mission dans l’exercice du leadership

Les leaders de l’entreprise jouent un rôle essentiel pour mener à bien ces transformations. Ils doivent porter les objectifs financiers et sociaux de l’entreprise et traiter les tensions qui en résultent inévitablement. Certaines de leurs activités sont à ce titre essentielles: l’alignement de leurs décisions avec la double mission de l’entreprise, et leur capacité à représenter la double mission de l'entreprise au sein du conseil d'administration.

Fixer des objectifs est une chose, prendre des décisions en ligne avec ces objectifs en est une autre, notamment en ce qui concerne l’allocation des bénéfices ou le respect des valeurs de l’entreprise. Prenons l'exemple de Veja, l’entreprise que nous évoquions précédemment et qui fabrique des baskets issues du commerce équitable : ses fondateurs ont pris la décision forte de renoncer à toute forme de publicité, ce qui leur a permis de pratiquer des prix en ligne avec le marché, malgré des coûts de main-d'œuvre et de matières premières largement plus élevés. Afin de compenser cette absence de publicité, ils ont noué des partenariats stratégiques avec des marques de mode haut de gamme et ont sensibilisé les vendeurs de leurs principaux distributeurs aux avantages sociaux et environnementaux de leurs baskets, réduisant ainsi leur scepticisme initial et améliorant leur motivation à vendre. Cette décision de “zéro publicité” a permis à Veja de tenir l’équilibre entre performance économique et performance sociétale, tout en montrant aux employés et aux autres parties prenantes de l’entreprise l'engagement des dirigeants à l'égard de leur double mission. C'est aussi la preuve qu’une entreprise peut éviter le piège qui consiste à donner la priorité aux profits par rapport à l'impact social à partir du moment où ses dirigeants sont réellement engagés en faveur de cette double mission.

Le conseil d'administration est une autre composante importante du leadership, puisqu'il joue un rôle de gardien de la double mission. Il est donc essentiel qu’il soit composé de membres aux profils divers, dotés de compétences à la fois financières et sociales. Si cette diversité est cruciale, elle peut également engendrer des conflits dus à des divergences de vue. L'une des façons de résoudre ce type de conflit est de nommer un président ou un directeur doté d’un profil hybride, capable de construire des ponts entre les membres de profils très divers pour les aider à échanger et à parvenir à une compréhension mutuelle.

Les clés d’une gestion hybride réussie

Une entreprise à double mission ne pourra bien entendu pas contrôler tous les paramètres de son environnement externe, et elle rencontrera inévitablement d’autres obstacles à sa réussite. La création de valeur pour les actionnaires reste trop souvent une priorité dans le monde économique, les méthodes d’évaluation de l’impact social sont encore peu maîtrisées, et les entreprises à double mission sont encore perçues comme des exceptions. Malgré ces  nombreux défis, les quatre éléments identifiés par les chercheurs constituent un cadre utile pour réussir à faire fonctionner une entreprise à double mission. Ils constituent quatre clés pour une “gestion hybride” réussie : se fixer des objectifs à la fois économiques et sociaux et évaluer régulièrement leur réalisation, structurer l’entreprise pour coordonner activités sociales et marchandes, recruter et socialiser ses collaborateurs, incarner la double mission de l’entreprise dans l'exercice du leadership. 

Référence

Battilana, J., Pache, A.C., Sengul, M. And Kimsey, M. (2019). The Dual Purpose Playbook: What it really takes to do good and do well at the same time. Harvard Business Review, 97(4), pp. 3-11.

Suivez nous sur les réseaux