Aujourd'hui, les discours sur le « développement durable » sont partout, de la salle de réunion du conseil d’administration à la scène mondiale. Le terme apparaît dans la plupart des communiqués d'entreprise, dans les rapports trimestriels et annuels, et fait de plus en plus l'objet de rapports autonomes de développement durable qui renseignent sur la performance économique, environnementale, sociale et de gouvernance des entreprises. Mais qu'est-ce que ces discours disent réellement sur les impacts sociaux et environnementaux des entreprises ? Aident-ils à faire bouger les lignes pour s’orienter vers un avenir plus durable ?
Malgré un important corpus de recherches existant sur le sujet, il est encore très difficile pour les experts de répondre à cette question.
Bien sûr, il est largement reconnu qu’il y a un monde entre ce que disent ces rapports de développement durable, et ce que les entreprises font réellement. Cependant, certains chercheurs ont fait valoir que ces rapports peuvent tout de même avoir un impact positif car ils contribuent à rendre les entreprises plus responsables et plus transparentes sur leurs impacts sociaux et environnementaux. D’autres chercheurs, quant à eux, affirment qu'ils auraient seulement un impact restreint puisque les rapports ont tendance à être limités dans leur portée et souvent trompeurs.
Pour élever le débat, le professeur de l’ESSEC Charles Cho, et ses coauteurs Matias Laine (Université de Tampere), Robin Roberts (Université de Floride Centrale), et Michelle Rodrigue (Université Laval), proposent une approche plus riche et plus nuancée de la question dans leur article "Organized Hypocrisy, Organizational Façades, and Sustainability Reporting", publié dans Accounting, Organizations and Society.
Leur analyse va plus en profondeur sur pourquoi les entreprises ont tendance à dire une chose et à en faire une autre – mais plus important encore, si cette hypocrisie peut avoir un effet positif sur la performance environnementale et sociale de l’entreprise.
Expliquer la différence entre discours et pratique
Pourquoi les entreprises disent une chose dans leur rapport de développement durable, et en font une autre? Le Professeur Cho fait valoir que de nombreuses organisations n’ont tout simplement pas le choix. Elles sont contraintes à être hypocrites et véhiculer une image fausse, afin de répondre aux demandes contradictoires des parties prenantes auxquelles elles sont soumises.
« Les organisations font face à des pressions sociétales et institutionnelles contradictoires », explique-t-il. "Par exemple, alors que la société, les groupes de pression environnementaux, et d'autres parties prenantes externes pourraient pousser une grande compagnie pétrolière à investir davantage dans la protection environnementale et soutenir les communautés locales, les actionnaires se focalisent généralement sur le résultat (financier), indépendamment de ses implications environnementales ou sociales. Ceci oblige les organisations à agir hypocritement et à développer des façades publiques qui diffèrent des activités quotidiennes de l’entreprise ».
Il appelle cela l’« hypocrisie organisée » -- une situation où les entreprises n’ont d'autre choix que de dire une chose, et faire une autre pour se plier aux diverses pressions institutionnelles auxquelles elles font face. Beaucoup de chercheurs pensent que, dans ce paradigme, l'écart entre ce que les entreprises disent et font ne sera jamais comblé. Toutefois, vu sous un jour plus positif, ce genre d'hypocrisie peut effectivement donner aux entreprises la flexibilité pour gérer les demandes contradictoires des parties prenantes, jusqu'à ce que ces demandes commencent à aligner.
« L’hypocrisie organisée » pourrait être une bonne chose…
« Certains prétendent que les divergences entre le discours et les pratiques des entreprises pourraient en fait être bénéfique et doivent donc être tolérées », explique le professeur Cho. « Par exemple, ce genre de discours ambitieux peut servir comme vecteur de rassemblement autour de l’exploration d'un avenir plus durable ».
« Notre recherche reconnaît que de nombreux rapports de développement durable en font probablement trop dans leurs discours. Cependant, ils peuvent aussi divulguer honnêtement sur la mise en œuvre de plans de responsabilité sociale des entreprises qui permettront de différencier ladite entreprise d'autres firmes de son secteur. Et au moins, nous pensons que l'étude des façades organisationnelles et de l’hypocrisie organisée nous aide à reconnaître et à intégrer la façon dont le système économique dominant et les demandes contradictoires des parties prenantes limitent les choix d'action des entreprises individuelles ».
… mais risque également d’entraver le changement
Pour freiner l'optimisme, il est important de se rappeler que les indicateurs environnementaux mondiaux ont montré une dégradation constante de l'environnement naturel, en dépit des discours plus fréquents dans le monde de l'entreprise à propos du « développement durable ».
« Notre recherche suggère que, dans le contexte sociétal et institutionnel qui prévaut actuellement, les perspectives des rapports de développement durable auront peu d’impacts environnementaux positifs concrets et quantitatifs" poursuit-il. "Et tandis que certains affirment qu’une plus grande réglementation des rapports pourrait être la solution, les normes de reporting vont peut-être institutionnaliser l'utilisation de l'hypocrisie organisationnelle et des façades.
Le rôle que la transparence sur la durabilité peut jouer dans toute transition vers une société plus durable reste incertain. Cependant, des études de cas basées sur l’engagement peuvent s’avérer utiles pour fournir de nouvelles informations à ce sujet. S’engager avec les entreprises et interagir avec leurs acteurs peut aider les chercheurs à acquérir des perspectives plus détaillées sur la façon dont les discours, les décisions et les actions sont conçues et exécutées dans un contexte organisationnel ».