Amour en demi-teinte : comment la compétition peut impacter la dynamique d’équipe

Amour en demi-teinte : comment la compétition peut impacter la dynamique d’équipe

Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief

Dani Carvajal, vice-capitaine du Real Madrid, s’est  récemment exprimé dans Marca, un journal sportif espagnol, à propos de son nouveau coéquipier, Kylian Mbappé : « J'espère qu'il [Mbappé] ne fera pas un bon Euro, mais qu'il sera à son meilleur niveau à partir d'août ».

Pourquoi un vice-capitaine souhaiterait-il que son coéquipier ne joue pas bien ? Parce que bien qu’ils soient dans la même équipe au Real Madrid, ils s’affrontent à l’Euro 2024 (le Championnat d'Europe de l'UEFA), Mbappé jouant pour la France et Carvajal pour l’Espagne. Chacun fera de son mieux pour éliminer l'équipe de l’autre - avant de se retrouver en août pour jouer de nouveau ensemble. Cette situation est courante dans le sport, où des joueurs deviennent rivaux ou concurrents, lorsqu'ils jouent pour leurs pays respectifs au lieu de leurs clubs, et passent ensuite coéquipiers une fois l’événement terminé. En 2024, avec  l'Euro et les Jeux Olympiques, des centaines d'athlètes professionnels passeront de coéquipier à celui de concurrent et vice-versa en quelques mois.

C’est une situation normale dans le monde du sport et dans le monde professionnel. Même si vous n’êtes pas en lice pour une médaille, vous pouvez vous retrouver dans une situation où vous vous opposez à un collègue pour un même résultat. Par exemple, peut-être que vous, un développeur de logiciel, et votre Scrum Master êtes tous deux candidats à des élections locales - mais que vous vous présentez pour le même siège et pour des partis politiques différents. Que se passe-t-il une fois que vous revenez à la normale après avoir été concurrents ? Cela a-t-il un effet durable sur votre travail, même si vous êtes censés à nouveau partager les mêmes objectifs et que la compétition est terminée?

Maren Mickeler, professeure assistante en management à l'ESSEC, et ses co-auteurs Thorsten Grohsjean (Université Bocconi) et Henning Piezunka (INSEAD) étudient cette question dans leur dernier projet de recherche. Ils ont analysé le fonctionnement de cette dynamique - travailler ensemble pour une organisation tout en ayant des affiliations avec d’autres organisations concurrentes -  en s’appuyant sur l’exemple des joueurs de football professionnels.

La concurrence extra-organisationnelle entre collègues partageant le même employeur se produit fréquemment dans le monde des affaires. Par exemple, l’équipe de recherche a découvert que lorsque deux membres de la direction d’une entreprise étaient membres d’autres conseils d'administration, ils siégeaient aux conseils d’entreprises concurrentes dans 20 % des cas. Ces résultats ne sont pas si surprenants : les salariés d’une même entreprise ont souvent des profils similaires, ce qui les rend attractifs pour les mêmes entreprises. Par ailleurs, si ce sont des entreprises similaires, il y a de fortes chances qu'elles soient aussi concurrentes. Cela peut se produire si des collègues sont associés à différents groupes sociaux ou partis politiques en dehors du travail. La fréquence de cette constellation signifie qu’il est essentiel de comprendre ses implications pour la collaboration.

Si Kimmich et Kane jouent pour le FC Bayern Munich, puis Kimmich joue pour l'Allemagne et Kane pour l'Angleterre lors de la Coupe du Monde de la FIFA, les chercheurs ont émis l'hypothèse que leur relation compétitive extra-organisationnelle (induite par leurs affiliations nationales différentes) pourrait avoir un impact sur leurs relations interpersonnelles une fois qu'ils ne sont plus concurrents. Pourquoi ? Quand les personnes ont quelque chose en commun, une affiliation partagée, ils sentent que l'autre personne leur ressemble davantage. Elle leur est plus sympathique (1). Si des collègues entrent dans des affiliations extra-organisationnelles qui créent une liaison compétitive entre eux, ils peuvent commencer à voir l’autre comme plus « dissemblable ». En d’autres termes, ils peuvent devenir plus conscients de ce qui les divise que de ce qui les unit.

Pour que ce soit le cas, deux conditions doivent être remplies. D’une part, les membres d’une équipe doivent s’identifier à cette nouvelle affiliation. D’autre part, ils doivent se concurrencer directement dans leurs rôles extra-organisationnels.

La perfection sur le terrain : décomposer la dynamique d’équipe dans les équipes de haut niveau

Pour analyser si les affiliations extra-organisationnelles peuvent nuire à la collaboration entre collègues, Mickeler et ses collègues ont analysé le cas des joueurs de football professionnels masculins, en utilisant des données de la Coupe du Monde de la FIFA 2018 et des cinq principales ligues européennes (Angleterre, France, Italie, Espagne et Allemagne). Ils ont étudié des joueurs qui jouaient pour le même club mais pour différentes équipes nationales, tels que Raphaël Varane et Luka Modric, anciens coéquipiers du Real, qui se sont affrontés en Coupe du Monde pour la France et la Croatie (respectivement). Puisque les joueurs ne contrôlent pas leurs adversaires (en dehors de leur façon de jouer, bien sûr), cela signifie qu’ils ne choisissent pas leurs rivaux, ni s’ils joueront contre quelqu'un qui est un proche collègue en dehors des tournois. Cela signifie également que quelques semaines après avoir joué contre quelqu'un, ils seront de nouveau du même côté. Sans transition.

Dans la saison régulière des ligues de football, chaque club joue contre les autres deux fois. Cela fait 306 matchs pour la Bundesliga allemande et 380 pour les autres ligues européennes. Lors de la Coupe du Monde de la FIFA 2018, organisée tous les quatre ans, il y a eu 64 matchs au total. En utilisant les données de match de la société d’analyse sportive Wyscout pour les cinq grandes ligues européennes avant et après la Coupe du Monde, les chercheurs ont étudié le nombre de passes entre coéquipiers. Cela leur a permis de comparer comment le nombre de passes a changé pour les paires de joueurs traitées avant et après la Coupe du Monde, s’ils se sont directement affrontés, avec des paires non traitées qui ne se sont pas affrontées lors de la Coupe du Monde.

Il s’avère qu'il n’est pas si facile de redevenir amis après avoir été rivaux. Les chercheurs ont identifié une collaboration réduite (c’est-à-dire moins de passes) dans les paires de joueurs qui s’étaient affrontées pendant la Coupe du Monde. En d’autres termes, les joueurs qui avaient joué les uns contre les autres pour leurs équipes nationales respectives avaient tendance à passer le ballon moins fréquemment pendant la saison après la Coupe du Monde par rapport à leurs taux avant la Coupe. Ils se passaient également le ballon moins fréquemment par rapport aux joueurs qui avaient joué pour différentes équipes nationales mais pas les uns contre les autres. Cet évènement rend la rivalité moins importante entre ces joueurs.

Cet effet a commencé tôt et a duré. Les joueurs ont commencé à passer moins fréquemment à leur coéquipier/rival après l’annonce de la phase de groupes de la Coupe du Monde : donc une fois qu’ils savaient qu’ils joueraient l’un contre l’autre, mais avant que cela n’arrive réellement. Leur identité a joué un rôle.  L’effet était plus fort pour les joueurs ayant une seule nationalité ou qui avaient vécu plus longtemps dans le pays, par rapport à ceux ayant une double nationalité (environ 33 % des joueurs), et pour ceux qui étaient plus vocaux à propos de leur équipe nationale sur les réseaux sociaux. Leur collaboration réduite a continué tout au long de la saison post-Coupe du Monde - suggérant que l’effet ne se termine pas immédiatement après le tournoi. Les résultats indiquent que la dynamique d’équipe peut en prendre un coup après un grand tournoi - et que cela peut durer un certain temps, ce qui signifie que les joueurs, les entraîneurs et les propriétaires doivent être conscients du problème.

Du terrain au monde professionnel

Certes, nous ne sommes pas tous des joueurs de football professionnels gagnant des millions. En revanche, ce type de constellation se produit sous différentes formes dans le monde professionnel, comme les cadres de la direction dans différents conseils d'administration ou deux collègues faisant campagne pour le même siège politique. Les résultats de cette étude suggèrent qu’une période de compétition peut compromettre la collaboration. Cet effet semble commencer dès l’annonce de la compétition et perdurer après la fin de la compétition. Cela signifie que ces résultats ont des implications en dehors du terrain, et que les entreprises doivent en tenir compte pour éviter des conséquences négatives sur la dynamique d’équipe.

Que peuvent faire les entreprises ? 

  • Les organisations et les managers peuvent envisager de suivre les affiliations extra-organisationnelles de leurs salariés pour identifier les situations où leurs salariés peuvent devenir des concurrents, étant donné l'impact négatif possible. 

  • En cas d’affiliations concurrentes, les managers peuvent décourager la discussion de sujets délicats afin d’éviter un impact sur le travail d’équipe. 

  • Les managers doivent gérer activement les sentiments de rivalité et de dissemblance entre les salariés qui se concurrencent en dehors de leur lieu de travail en parlant ouvertement de ces expériences.

Les entreprises ne sont pas forcément en mesure d'influencer ce que leurs salariés font en dehors du travail. Pourtant, cette recherche souligne qu'il est important de garder à l'esprit l'influence sur le travail d'équipe, car les activités hors du travail peuvent se répercuter sur la dynamique au travail.

Référence

Sytch, M., & Kim, Y.H. (2021). Quo vadis? From the schoolyard to the courtroom. Administrative Science Quarterly, 66(1), 177-219.

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