Il y a le feu : comment faire pour le circonscrire le plus vite possible ?

Il y a le feu : comment faire pour le circonscrire le plus vite possible ?

En ce temps de crise, il est indispensable de disposer du mieux possible de ce qui peut jouer le rôle d’outils pour affronter ensemble l’inédit.

Un officier de sapeurs-pompiers d’une efficacité exceptionnelle

Quelques remarques d’abord, au sujet d’un officier de sapeur-pompier, interviewé par le chercheur Karl Weick sur sa méthode [1].

Le sapeur-pompier s’appelle Paul Gleason. Il est reconnu par ses pairs aux Etats-Unis où il exerce, pour sa capacité exceptionnelle à circonscrire et éteindre plus rapidement que quiconque des feux tout aussi exceptionnellement complexes. Interviewé par Weick, Gleason affirme soudain « je ne prends jamais de décision ! » Il précise à peu près dans les termes suivants, devant l’étonnement de Weick :

« Si je prends une décision … j’en suis fier, je tends à la défendre, et non plus à écouter ceux qui la contestent ou critiquent. Si je me contente d’interpréter et de donner sens (au réel), les choses sont plus dynamiques, j’écoute les autres et je peux changer d’avis. Une décision est quelque chose qui se polit, alors que l’interprétation du réel oriente en direction de l’étape suivante pour l’action. »

L’argument de Gleason est de deux sortes : si le leader qu’il est s’efforce de prendre la bonne décision, alors il perd du temps à la « polir » et peaufiner, ce qui en situation d’urgence est contre-productif. Le deuxième effet contre-productif de la décision est que le décideur s’y accroche car sa décision est censée être la bonne. Tout changement est alors potentiellement vu comme un désaveu de compétences – et par le décideur lui-même, et par ses équipes.

Se contenter d’interpréter le réel en testant des réponses immédiates – évidemment sur la base d’intuitions alimentées par une expérience et une expertise de longue date -, et être sans cesse prêt si l’essai ne se révèle pas concluant, avec ses équipes à changer son fusil d’épaule augmente significativement la capacité collective de réaction immédiate à l’urgence. Autrement dit, une expertise adossée à une longue expérience, des équipes confiantes acceptant l’échange avec un leader capable de changer d’avis en les écoutant et pour de bonnes raisons font l’exceptionnelle « agilité » peut-on dire en ces temps de Gleason et de ses troupes.

Il n’est pas impossible que ce pragmatisme de Gleason nous réapprenne quelque chose de fondamental.

La notion de « Jugaad »

Il existe, dans la très ancienne culture hindoue, une notion qui revient à un tel pragmatisme. Il s’agit de la notion de « Jugaad », qui désigne la capacité à se débrouiller ensemble dans l’adversité, lorsque l’on manque de moyens. Les situations de crise « appauvrissent » nécessairement, car ce sont des situations où les protocoles habituels et autres outils ne fonctionnent plus. Les situations de crise comme celle que nous connaissons imposent des situations totalement inédites que nous n’imaginions pas même. Elles sont proches de ce que la philosophe politique nomme l’« infigurable » propre à tout avenir véritable, ou de l’inimaginable à l’avance par quoi l’on peut caractériser l’incertitude comme telle. Or, hormis que l’infigurable ou l’inimaginable ne sont pas nécessairement mauvais, quand bien même le surgissement de l’actuelle pandémie soit de toute évidence une catastrophe, toute situation de crise libère d’une manière ou d’une autre des possibles, qui eux non plus ne sont pas nécessairement les pires ni mauvais tout court, et souvent au contraire. Nous sommes déjà en train d’assister à des initiatives extraordinaires, inimaginables ou infigurables à l’avance avec nos lunettes convenues jusqu’ici, comme de transformer une chaîne de pizzas en une chaîne de fabrication de produit hydro-alcoolique. C’est exactement ça le « Jugaad » : faire avec les moyens du bord quelque chose de tout à fait efficace, conforme à la nécessité imposée par la crise – et le faire ensemble.

C’est en essayant ensemble que l’on vaincra

C’est le deuxième point essentiel qu’il faut souligner ici : c’est ensemble que s’inventent les réponses et que se dépassent les crises qui appauvrissent tout le monde. Loin de devenir l’occasion de conflits dans l’angoisse qui replie chacune et chacun sur ses peurs, avoir à l’esprit et au cœur la notion de « Jugaad » peut contribuer à éveiller tout le monde en direction d’une lutte commune qui enrichisse tout le monde – c’est-à-dire qui dote tout le monde des moyens nécessaires à la victoire sur la crise.

 Il est un signe, que dans l’ancienne Grèce, le dieu du « commerce » ou des échanges, le dieu de la relation, Hermès, soit extrêmement proche d’Eros, ou du dieu de l’amour. Dans le Banquet de Platon, Diotime dit de l’amour qu’il est « enfant de pauvreté et d’expédient ». Or c’est exactement là la notion de « Jugaad » : les liens, les relations, l’amour, sont les enfants de pauvreté, et du fait de se débrouiller « quand même » dans la pauvreté, les enfants d’expédient. C’est ainsi qu’il est sans doute crucial de comprendre le monde de l’économie et du commerce, qui peut, on ne le sait que trop, présenter un aspect détestable de libération de toutes les cupidités, de tous les égoïsmes. Approché de façon ajustée, le commerce n’est pas l’économie et la finance qui ne veut qu’augmenter son profit au mépris du monde où nous vivons. Approché de manière ajustée, le « commerce » revient à un travail d’équipe, mené dans l’adversité ou la pauvreté, de manière pragmatique sur la base d’expédients, avec des leaders qui changent d’avis s’il le faut, sans s’en sentir ni en être désavoués par leurs équipes.

Si nous voulons respecter les principes du "Jugaad", cela signifie que nous devons collaborer au niveau international et que tous, des citoyens aux experts en santé publique, en passant par les dirigeants politiques, doivent s'écouter les uns les autres et envisager des solutions alternatives.

Par exemple, il y a actuellement beaucoup de discussions sur l'efficacité de l'hydroxychloroquine dans le traitement du Covid-19, un traitement vanté par Donald Trump. Pour une fois peut-on dire, le Président américain ne s’y trompe peut-être pas en obtenant l’autorisation de tester l’hydroxychloroquine dans ses hôpitaux. Bien évidemment, les essais ne sont pas menés selon le protocole normal – c’est-à-dire hors temps de crise – de comparaison de patients véritablement traités avec d’autres qui ne le sont pas, pour tester l’effet placebo de l’essai, etc. Si cependant l’hydroxychloroquine se révèle efficace, dûment administrée par des experts compétents – et non pas bien évidemment prise à la sauvage par des personnes angoissées et qui ignorent comment l’hydroxychloroquine, qui est un médicament, doit se prendre -, alors, en cette situation de crise mondialisée, il faut évidemment en généraliser l’essai, et observer très attentivement si cela marche ou non, et dans quelles conditions. Bien que le verdict ne soit pas encore définitif quant à l'efficacité de l'hydroxychloroquine, nous pouvons tous en tirer une leçon : la recherche du traitement n'est pas un domaine dans lequel nous détenons toutes les réponses et où il manque encore des pièces du puzzle, mais en vivant selon "Jugaad" et en étant intrépides, ingénieux et coopératifs, nous pouvons poursuivre les efforts pour contenir, traiter et guérir Covid-19, et ensemble nous vaincrons.

References

[1] Weick. K., Organizing and the Process of Sensemaking, with David Obstfeld, Organization Science, Vol 16, n° 4, 2005.

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