Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
À l'occasion de la Coupe du monde de rugby qui se déroule actuellement en France, des centaines de milliers de fans du monde entier ont afflué pour encourager leur équipe. Antoine Dupont, le capitaine de l'équipe de France, a mené les Bleus en quart de finale avant qu’ils soient éliminés par l'Afrique du Sud, et ce après avoir subi une blessure et une intervention chirurgicale majeure au début du tournoi. La blessure d’Antoine Dupont n’est pas un cas isolé. De nombreux joueurs sont amenés à quitter le terrain sur blessure. Pourquoi le rugby attire-t-il les foules malgré la violence qui peut se produire sur le terrain ?
Le rugby n'est pas une exception : le football américain, le hockey sur glace ou les arts martiaux mixtes (MMA) sont d'autres exemples de sports violents dont la popularité ne se dément pas. Dans ces sports, la violence n'est pas seulement accessoire ; elle est un élément central du jeu. Elle capte l’attention et crée une émotion qui se propage au sein du public. Les spectateurs peuvent apprécier un spectacle comportant de la violence, tout en sachant que cette dernière est condamnable. Dans cette expérience ambivalente, qu'est-ce qui rend la violence acceptable aux yeux des spectateurs ?
Delphine Dion (ESSEC Business School), Clément Dubreuil (KEDGE Business School) et Stéphane Borraz (NEOMA Business School) se sont penchés sur cette question. Ils ont mené 21 entretiens avec des consommateurs (fans de rugby) et 9 avec des professionnels du monde du rugby, et ont analysé de nombreux posts sur les réseaux sociaux. Leur recherche permet de mettre en évidence les justifications qui permettent aux spectateurs d’assumer la situation d’ambivalence morale dans laquelle ils sont placés.
Pour gagner la bataille
Lors des entretiens, les chercheurs ont constaté que les personnes interrogées utilisaient souvent des métaphores et un vocabulaire guerrier pour décrire le rugby. Cela fait écho à de nombreuses références guerrières entourant les matchs, que ce soit au niveau du vocabulaire ou des postures. C’est par exemple le cas des hakas de l'équipe de la Nouvelle-Zélande, inspirés de rituels traditionnels des guerriers maoris. Le registre guerrier permet de transférer le rugby dans une autre réalité (la guerre), dans laquelle la violence est légitime et valorisée.
Ce n'est qu'un jeu !
Cette dramatisation de la violence à travers le registre de la guerre s’accompagne paradoxalement d’une dédramatisation de la violence à travers des chants, des costumes ou des spectacles parodiques. Ces dispositifs permettent de tourner la violence en dérision et ainsi de la normaliser. Le match perd son caractère violent car ce n’est plus qu’un "simple jeu". Par exemple, le Stade français a introduit des maillots roses, à motif léopard, avec des fleurs ou autres motifs insolites, ce qui permet d’inscrire le rugby et sa part de violence dans un monde de divertissement. Finalement, toute cette violence sur le terrain n'est pas si grave et on est là pour se divertir, s’amuser et passer un bon moment.
C'est comme ça
Une autre façon de justifier la violence dans le rugby est de faire référence aux règles du jeu. Tant qu'une action est autorisée, elle est acceptable. Un spectateur explique : "Il faut aussi faire la distinction entre la douleur infligée par des joueurs qui donnent le meilleur d'eux-mêmes, qui sont agressifs mais en respectant les règles, ce qui fait partie du jeu, et la douleur qui résulte des actions des joueurs qui enfreignent délibérément les règles. [...]. Lorsque c'est dans le cours du jeu, quand il ne fait rien de mal, un joueur qui en blesse un autre fait son travail, il n'y a rien à lui reprocher". Confrontés à une ambivalence morale, les spectateurs se tournent vers les règles établies parce qu’ils considèrent qu’elles sont légitimes et mises en place par des institutions légitimes, comme la World Rugby.
Toutefois, certains spectateurs ont exprimé leur inquiétude face aux chocs violents et aux blessures qu’ils engendrent : ils suggèrent que les règles soient adaptées. Au lieu d'accepter les règles, ils les remettent en question, ce qui est facilité par le caractère très évolutif des règles du rugby.
Les spectateurs sont également très exigeants par rapport aux arbitres pour faire respecter ces règles. Si les arbitres sont considérés comme trop laxistes, la violence est perçue comme inappropriée.
Moteur, ça tourne, action !
Le monde est une scène, et le rugby n'échappe pas à la règle. La façon dont un match est filmé et diffusé joue un rôle important dans la manière dont nous percevons la violence du match. Certaines actions violentes faisant l’objet d’une évaluation particulière de l’arbitre bénéficient de nombreux ralentis et d’arrêts sur image. Lorsque l'on parle de blessures, les commentateurs utilisent souvent dans un langage euphémique : "ça pique" plutôt que "ça fait mal", par exemple. Lorsque la violence d’un geste est trop extrême, les ralentis disparaissent des écrans des stades. Dans les cas les plus rares, les joueurs grièvement blessés peuvent être entourés par le personnel médical voire dissimulés derrière un drap blanc. Toutes ces pratiques modifient notre perception de la violence.
La violence peut aussi être esthétisée. Les commentateurs utilisent souvent des termes tels que beau et joli pour décrire une action, et #beaugeste et #beaujeu sont des hashtags fréquemment utilisés pendant les matchs. L'accent est mis sur "l'art du jeu", comme le décrit un spectateur : "Il y a une beauté dans le rugby. C'est un peu comme l'esthétique grecque de la force masculine, il exalte l'esprit de groupe. Comme les Spartiates, ou les soldats romains : la beauté d'une armée bien ordonnée, où tout est efficace". Il peut en résulter une perception de l’esthétique de la violence. Tout cela contribue à en donner une vision déformée et dédramatisée de la violence.
Ainsi, cette étude suggère que certaines parties prenantes à ce spectacle (spectateurs, joueurs, diffuseurs télé, commentateurs, etc.) utilisent ou confortent des justifications qui rendent la violence acceptable. La référence à la guerre et aux règles, la production d’une esthétique de la violence ou encore la folklorisation du jeu sont différentes pratiques permettant de légitimer la violence.
Que faire maintenant ?
Même s'il ne s'agit que d'un jeu, l'augmentation des niveaux de violence et des blessures qui y sont associées est préoccupante. Les chercheurs proposent trois stratégies pour y remédier :
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Contextualiser : Les organisateurs et les diffuseurs de compétitions doivent réfléchir à la manière dont ils contribuent à normaliser la violence, par exemple en présentant les joueurs comme des guerriers ou en tournant en dérision les aspects les plus durs du jeu. Utiliser un langage direct pour décrire correctement les actions violentes, les blessures et la douleur contribuerait à montrer la violence telle qu’elle est dans le jeu.
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Les règles : Étant donné que de nombreux joueurs du marché justifient la violence en se référant aux règles, les instances dirigeantes accéléreraient utilement l’actualisation des règles afin d'éviter des niveaux élevés de blessures. Un exemple est celui des plaquages cathédrales, un geste autrefois accepté qui est maintenant interdit pour protéger les joueurs. Les commotions cérébrales sont certainement encore beaucoup trop nombreuses.
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Audiovisuel : Les décideurs politiques et les acteurs de l’audiovisuel pourraient élaborer une charte de responsabilité pour la diffusion des sports de contact. Cette charte pourrait proposer des mises en garde alertant (en particulier les plus jeunes spectateurs) sur la violence du contenu. Elle donnerait accès à des contenus supplémentaires expliquant le risque réel de violence et de blessures. Cela concerne au premier chef les médias sociaux comme YouTube, qui compilent des séquences courtes, violentes et spectaculaires extraites de matchs de rugby, totalement décontextualisées et qui totalisent des millions de vues.
Les sports violents ne sont pas près de disparaître : la Coupe du monde de rugby 2023 a déjà attiré 164,5 millions de téléspectateurs, et le tournoi n'est pas encore terminé. Étant donné cet engouement, il est important de comprendre comment les spectateurs justifient la violence sur le terrain.
Pour aller plus loin :
Dubreuil, C., Dion, D., & Borraz, S. (2023). For the love of the game: moral ambivalence and justification work in consuming violence. Journal of Business Ethics, 186(3), 675-694.