Avec Anne-Claire Pache
Plongez dans l'univers de l’investissement à impact, une pratique hybride qui mélange de manière novatrice deux approches aux logiques distinctes. Découvrez comment nos réactions sont façonnées par notre parcours personnel et professionnel et notre rapport aux règles, normes et valeurs qui gouvernent les différentes facettes de ce parcours Tous, nous réagissons différemment lorsque nous découvrons des pratiques qui hybrident ces règles, normes et valeurs différentes : certains les acceptent, d'autres les rejettent ou les ignorent. Mais nous ne savons pas exactement pourquoi ces réactions variées se produisent. Arthur Gautier et Anne-Claire Pache de l’ESSEC Business School avec Filipe Santos de la Católica Lisbon School of Business and Economics se sont penchés sur la question. Cette étude, publiée dans Organization Studies, révèle que le rapport personnel aux institutions influence la façon dont les individus réagissent aux pratiques hybrides. En particulier, les auteurs montrent que le degré de familiarité que chacun possède vis-à-vis des différentes logiques institutionnelles - ici, la philanthropie et la finance - joue un rôle crucial dans la perception et l'adoption des pratiques hybrides comme l’investissement à impact. Contrairement à ce que l'on pensait auparavant, être novice (aucune familiarité) ou au contraire très attaché à une logique représente un obstacle pour l’adoption de pratiques hybrides, alors qu’une familiarité intermédiaire se révèle beaucoup plus propice.
L’essor des pratiques hybrides
Lorsque différentes pratiques classiques (ici, le don et l’investissement) sont combinées, le mélange peut être perturbant car les éléments combinés n’ont pas l’habitude de l’être. En fonction du contexte de sa découverte et des liens que chaque personne forme dans son parcours de vie, la réaction à une pratique hybride varie d’un individu à un autre. Ignorer, rejeter ou adopter des pratiques hybrides sont les trois résultats possibles d'un processus de prise de conscience déclenché par l'exposition à de telles pratiques. Par exemple, un individu qui connaît mal la philanthropie ou la finance a de grandes chances d’ignorer l’investissement à impact (pratique hybride). Un individu qui connaît les deux pratiques peut, a contrario, reconnaître et évaluer cette pratique hybride en la comparant avec l’une des deux pratiques de référence. En fonction de sa familiarité avec la logique associée à cette pratique (ici, philanthropie ou finance) , il va évaluer positivement ou négativement la pratique hybride.
Analyser les réactions des individus face à l’investissement à impact
Pour combler le manque de recherche sur ce sujet, une étude qualitative a été menée auprès de 14 personnes fortunées, des « high-net-worth individuals » (HNWI), terme utilisé dans le secteur bancaire pour désigner les personnes possédant des liquidités de 1 à 20 millions de dollars. Elle analyse comment ils réagissent face à l'investissement à impact, une pratique hybride combinant deux logiques opposées : d’une part, la logique philanthropique basée sur le don inconditionnel et désintéressé pour venir en aide à autrui d’autre part, la logique financière ancrée dans la maximisation du profit, en utilisant diverses formes d'endettement et d'investissement comme pratiques clés. L'investissement à impact mélange ces deux logiques en acceptant généralement des rendements financiers attendus inférieurs à ceux du marché en échange d’un impact social positif.
Des « histoires de vie » pour comprendre leur rapport aux logiques
Pour ce faire, les chercheurs ont tout d’abord réalisé trois séries d’entretiens biographiques auprès des participants de l’étude en 2015, 2017 et 2018, en explorant de nombreux thèmes : enfance, éducation, religion et spiritualité, vie civique, philosophie politique, carrière, expérience en matière d'investissement, de don et d'investissement à impact. Ces biographies ont révélé que les rapports des personnes avec les logiques financières et philanthropiques influencent considérablement leur vision et leur pratique (ou non-pratique) de l'investissement à impact.
Évaluer le degré de familiarité envers les logiques financières et philanthropiques
Ensuite, les chercheurs ont codé le degré d'adhésion des individus à chaque logique, caractérisé par Pache et Santos (2013) selon trois dimensions : la disponibilité (connaissance d'une logique donnée), l'accessibilité (facilité avec laquelle la logique vient à l'esprit dans le quotidien) et à l'activation (degré d'utilisation de la connaissance propre à la logique dans les interactions sociales). Les novices n'ont pratiquement aucune connaissance d'une logique, en raison d'un manque d'exposition et de socialisation préalable ; les personnes familières ont une bonne connaissance de la logique basée sur leur expérience, qui est modérément accessible et activée ; les personnes identifiées ont aussi une forte expérience mais ont également développé un lien très fort avec la logique et se sentent émotionnellement et idéologiquement investis à son égard.
Comparer l’hybridité à ce que l’on connaît
Les chercheurs ont découvert des schémas communs dans les biographies des 14 personnes fortunées interrogées : elles ont toutes pratiqué l’investissement financier et le don caritatif de manière distincte avant de découvrir la pratique hybride de l'investissement à impact. À son contact, ils ont « fait sens » (sensemaking) de cette pratique hybride selon un même processus impliquant trois étapes interconnectées mise au jour par Karl Weick (1995). Premièrement, la nouveauté et l'ambiguïté de cette pratique hybride ont déclenché le processus de sensemaking. Ensuite, les individus ont interprété l'investissement à impact en le comparant soit à une forme alternative d’investissement, soit à une alternative au don traditionnel. Enfin, ils ont pris position en ignorant, rejetant ou en adoptant l'investissement à impact.
Expliquer les réactions très contrastées vis-à-vis de l’investissement à impact
Sur les 14 cas étudiés, un seul a ignoré l'investissement à impact et sept l'ont rejeté, gardant toutes leurs activités de don et d'investissement bien séparées. Les six autres étaient toutefois prêts à adopter l'investissement à impact ou l'avaient déjà fait. Il est intéressant de noter que l’âge, le sexe le niveau de patrimoine ne semble pas varier entre ceux qui adoptent l’investissement à impact et les autres. Monique est la seule de l’échantillon à être novice avec la logique financière, ce qui l’a empêchée de comprendre ce qu’était l’investissement impact, qu’elle a simplement ignoré. A l’inverse, Valérie et Alfred, qui avaient également une compréhension limitée de l'investissement à impact, étaient néanmoins familiers avec la philanthropie mais aussi la finance, acquise au cours de leurs études et de leurs carrières, ce qui leur a permis de comprendre l'investissement à impact après y avoir été exposés. Ainsi, être novice dans au moins une des logiques combinées peut entraver le processus d'évaluation d'une pratique hybride. Au contraire, le point commun entre tous les adoptants est leur familiarité avec la logique associée à la pratique de référence utilisée, que ce soit le don ou l’investissement. Cette familiarité leur a permis, contrairement aux novices, de reconnaître l'investissement d'impact et de le juger positivement, ouvrant ainsi la porte à son adoption. Et, contrairement aux individus identifiés, ils ont pu voir l’intérêt de l’hybridation car ils n’étaient pas fortement attachés à la logique financière ou philanthropique.
Ce qu’il faut retenir …
Dans un monde complexe, comprendre les réactions des individus aux pratiques hybrides est crucial puisqu’elles se développent et influent sur nos choix. Arthur Gautier, Anne-Claire Pache et Filipe Santos nous ont démontré à travers cette étude que la comparaison avec des pratiques traditionnelles de don et d’investissement et la manière dont les individus ont construit leur rapport aux logiques philanthropiques et financières influencent leurs décisions face à l’investissement à impact. Être familier avec une logique favorise l'adoption des pratiques hybrides, tandis que le manque d'expérience ou une forte adhésion peut les empêcher. Ces résultats enrichissent la littérature sur la théorie institutionnelle et le sensemaking. Enfin, cela ouvre la porte à d’autres approches du sujet qui compléteront cette étude innovante.
Article écrit avec Eva Blumen, ancienne monitrice ESSEC Knowledge et aujourd’hui Project Manager à SeaOrbiter.
Pour en lire plus
Gautier, A., Pache, A.C. et Santos, F.M.S.D. (2023). Making sense of hybrid practices: The role of individual adherence to institutional logics in impact investing. Organization Studies, 44(9), 1385-1412.
Weick, Karl E. (1995). Sensemaking in organizations. Thousand Oaks, CA: Sage.