Pourquoi une telle actualité du pragmatisme pour la recherche sur les organisations et pour les pratiques de gestion ?

Pourquoi une telle actualité du pragmatisme pour la recherche sur les organisations et pour les pratiques de gestion ?

Prof. Philippe Lorino nous parle de son livre, Pragmatisme et étude des organisations, gagnant du prix du livre EGOS 2019.

Contexte historique et défis actuels

Janvier 1872 : À Cambridge, Massachusetts, une douzaine de diplômés de Harvard forment un groupe informel qui, pendant un an, discutera de questions philosophiques, remettant en cause la tradition académique de la philosophie idéaliste européenne, perçue comme une tour d'ivoire isolée des vicissitudes de la société. En tant qu'intellectuels, ils se sentent interpellés par les profonds traumatismes et les défis auxquels la société américaine de leur temps est confrontée : les suites de la guerre civile américaine (1861-1865), un terrible massacre qui soulève des questions pressantes sur le caractère destructeur ou créatif des conflits ; la publication du livre de Darwin "L’origine des espèces” en 1859, qui fait découvrir la continuité fondamentale entre l’espèce humaine et le reste de la nature et conduit à une prise de conscience écologique ; les bouleversements de la société américaine dans cette époque de développement industriel rapide (la production manufacturière américaine est multipliée par 11 en 30 ans) et de révolution technologique ; des flux d'immigration massifs.

16 mai 1924 : Dans l'immense usine Hawthorne de la Western Electric Company (40 000 employés), un jeune ingénieur du nom de Walter Shewhart remet à son patron un mémo d'une page qui fera date dans l'histoire de la gestion industrielle. Le document de Shewhart se compose d'un schéma et d'un court texte. Il expose les principes essentiels qui interviennent dans ce que nous connaissons aujourd'hui comme le contrôle de la qualité des processus, et, au-delà, les principes fondateurs du management de et par la Qualité, conçu comme une révolution managériale anti-Taylorienne. Dans les années qui suivent, Shewhart forme Edwards Deming à l'usine de Hawthorne. Deming devient la figure de proue du management de la qualité au Japon et contribue au développement du système de gestion Toyota, qui deviendra l'archétype de la gestion non taylorienne.

4 novembre 2008 : Le candidat démocrate Barack Hussein Obama est élu 44e président des États-Unis, "balayant la dernière barrière raciale de la politique américaine", selon le New York Times. Obama, maître de conférences à la faculté de droit de l'Université de Chicago de 1996 à 2004 et sénateur de l'Illinois depuis 2004, montre son attachement, dans ses discours et ses écrits politiques, à une forme de philosophie liée à la tradition réformatrice de l'Université de Chicago, impliquant des pionniers de la première heure tels que John Dewey, George-Herbert Mead et Jane Addams, des organisateurs et animateurs associatifs, des universitaires, des éducateurs, des militants du mouvement des “settlement houses “ (structures d’accueil des immigrants) et du mouvement pour la Paix, des conseillers de dirigeants politiques. Obama lui-même a consacré du temps à la vie associative et à l'éducation.

Quel est le lien entre ces trois événements ? Le pragmatisme. En 1872, le courant intellectuel pragmatiste débute sous la forme d'une révolte anti-cartésienne de jeunes philosophes amateurs. La philosophie cartésienne sépare le corps et l’esprit, l’action et la pensée. Elle voit dans l’action raisonnable l’exécution de modèles rationnels qui ont été conçus par un “pur” esprit, isolé de toute vicissitude matérielle et sociale. Pour les pragmatistes, au contraire, les intellectuels doivent sortir de leur ghetto académique et contribuer à relever les impressionnants défis de leur temps. En 1924, les idées pragmatistes deviennent une source d'inspiration majeure pour la pensée managériale anti-Taylorienne. Le taylorisme sépare conception et exécution : les ouvriers doivent accomplir des tâches standards qui ont été préalablement conçues et optimisées par des ingénieurs. C’est un mode de pensée typiquement cartésien, basé sur la séparation entre pensée et action, entre concepteurs et exécutants. Des manageurs et des consultants “réflexifs”, comme Shewhart, Deming, le dirigeant de Toyota Ohno, inspirés par les idées pragmatistes, rejettent le dualisme taylorien et promeuvent des processus d'amélioration continue, participatifs, exploratoires et fondés sur l'expérience de terrain, le "management par la qualité", le "toyotisme" ou le "kaizen". En 2008, Barack Obama fait référence à l'expérience pionnière des penseurs et militants pragmatistes Dewey et Mead, professeurs à l'Université de Chicago à la fondation de laquelle ils ont contribué et leur amie Jane Addams, fondatrice de Hull House, la première et la plus grande “settlement house” des États-Unis, Prix Nobel de la Paix. Il adopte leur philosophie politique, qui privilégie le pluralisme, la négociation et le progrès social.

Pourquoi le pragmatisme est-il d’une telle actualité aujourd'hui, tant pour théoriser que pour manager les organisations ? Nous vivons une période caractérisée, comme les dernières décennies du XIXe siècle, par la guerre et la violence politique, les migrations massives, une révolution industrielle et technologique, les défis environnementaux et une prise de conscience écologique croissante. Les illusions toujours renouvelées d'un contrôle rationnel fondé sur des représentations logiques de l'action collective, d’un gouvernement par des experts, de l’omniscience et l'omnipotence hiérarchique, a provoqué et continue de provoquer de graves problèmes et des crises. La complexité et l'incertitude exigent de recourir à des enquêtes exploratoires, à l'expérimentation, à la participation communautaire, à des évaluations contradictoires et au dialogue: ce sont là, précisément, les thèmes majeurs de la pensée pragmatiste. 

La contribution du pragmatisme à la recherche sur les organisations et aux pratiques de gestion : trois exemples

Le pragmatisme, avec ses concepts clés, peut contribuer à renouveler la recherche sur les organisations et les pratiques de gestion dans pratiquement tous les domaines. Donnons trois exemples : le management, la gouvernance et les techniques et outils de gestion.

  1. Le management: l'approche pragmatiste de la gestion favorise une vision des organisations centrée sur l'activité collective plutôt que sur la décision rationnelle liée au traitement logique de l'information. Dans cette perspective, l'activité est d’abord collective et devrait être principalement managée par les acteurs eux-mêmes, constituant une communauté réflexive et engagée. L'approche pragmatiste remet radicalement en question les dualismes rationalistes, qui séparent pensée et action, permanence et changement, valeurs et faits. Elle combine le rôle clé de l'expérience (concept d’”habitude”) et la nature exploratoire de l'activité sociale (concept d’”enquête”). L'activité collective ne part jamais de zéro et met toujours en jeu les significations habituelles des gestes et des actes (héritage culturel des habitudes), mais elle explore aussi constamment des situations nouvelles afin d'expérimenter de nouvelles manières collectives d'agir (dynamique de l'enquête). Les habitudes (expérience) et les enquêtes (exploration/expérimentation) sont indissociablement intégrées : les enquêtes partent d'habitudes perturbées et mènent à des habitudes transformées. Une part essentielle des enquêtes collectives est constituée par le processus de valuation, par lequel les acteurs délibèrent et recherchent des accords temporaires sur la valeur de l’action en cours et construisent les faits dignes d’attention par rapport aux valeurs retenues. L'expérience pratique est à la fois le point de départ et le point d'arrivée de l'enquête ; par conséquent, les managers ne peuvent se passer de l'apport des acteurs de terrain, comme l'a noté Taiichi Ohno, père du système de gestion de Toyota : "les acteurs sont les penseurs de l'activité".

  2. La gouvernance: l'approche pragmatiste de la gouvernance remet en cause le "gouvernement des experts", conception selon laquelle la vérité des situations serait accessible à des acteurs compétents et surplombants (dirigeants, managers, contrôleurs), capables de fonder des normes d'action pertinentes sur des représentations rationnelles. Le pragmatisme privilégie une vision pluraliste, dialogique et émergente de la gouvernance par les parties prenantes -et du gouvernement démocratique au niveau politique. Pluraliste : sur toute situation contestable et améliorable, les points de vue sont multiples et également légitimes. La pluralité des points de vue est un moteur de l'enquête, un gage de pertinence et de solidité des actions finalement retenues. Dialogique : la pluralité incontournable des points de vue donne lieu à des confrontations qui transforment chacun des points de vue participants. Émergence : de ces dialogues peuvent émerger de nouvelles perspectives qui auraient été hors de portée si de telles interactions n'avaient pas eu lieu. La gouvernance ne consiste pas à gouverner un ensemble donné d'options, mais à explorer et à élargir l'espace des possibilités par des controverses créatives. Par conséquent, la compétence est collective et émerge des relations dialogiques. Les parties prenantes de la gouvernance ne sont pas données comme telles. Les groupes sociaux potentiellement concernés par les activités de l’entreprise - actionnaires, clients, riverains, fournisseurs, contribuables, régulateurs... - ne deviennent parties prenantes effectivement qu'en prenant une part active au processus de gouvernance. Si des impacts initialement insoupçonnés sont découverts, de nouvelles parties prenantes peuvent se joindre à l'enquête. Les frontières entre l’organisation et son "environnement" sont ainsi mouvantes et peuvent être redéfinies. Ce qui est en jeu, c'est un système écologique dans lequel toute frontière est instrumentale et contingente.

  3. Techniques et outils de gestion: l'approche pragmatiste considère les techniques et les instruments de gestion (comptabilité, finances, indicateurs, budgets et plans, gestion des ressources humaines...) comme des signes, des médiations sémiotiques porteuses de sens, plutôt que comme des représentations mimétiques de la réalité. Le pragmatisme rejette la vision rationaliste classique des instruments comme des représentations exactes (taylorisme) ou partiellement mais suffisamment exactes (cognitivisme) de l'action et de la pensée, des procédures de traitement de l'information qui reproduiraient la réalité et prescriraient l'action. Le pragmatisme remplace cette vision de l'action collective, rationaliste et hétéronome (l’action est encadrée par des règles et des procédures qui lui sont extérieures), par une vision autonome (l'action est réflexive et produit ses propres normes). Plutôt que des prescriptions univoques de l'action, les instruments et les modèles sont des ressources pour comprendre les situations et définir l’action pertinente dans la situation même. Comme médiations sémiotiques, les outils de gestion instancient dans les situations particulières l'expérience et l'histoire (l'avant et l'après de la situation) et les relations sociales plus larges (ce qui se passe ailleurs , qui influence et est influencé par ce qui se passe ici et maintenant).

Conclusion

En guise de conclusion, notons qu’aujourd’hui la possibilité de traiter des données plus abondantes au moyen d'algorithmes plus pointus renforce l’espoir que les situations peuvent être contrôlées rationnellement. Cependant, ce qui passe à travers les mailles du filet du traitement massif des données et des algorithmes sophistiqués est un concentré de nouveauté radicale, d'incertitude déroutante et de complexité chaotique. Plus que jamais, nous devons considérer l'action située comme un objet d'étude central, en prenant au sérieux le pouvoir perturbateur des situations et la complexité de la production collective du sens. Le pragmatisme nous apprend à utiliser des modèles élaborés sans jamais oublier qu'ils ne constituent pas des vérités ontologiques, que la nouveauté surgit toujours au moment où on s'y attend le moins, qu'il n'y a pas de substitut à l'expérience vécue, et que la vigilance sociale exige la compréhension et la contestation éventuelle des systèmes et des algorithmes par des publics démocratiques.

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