Jouer au travail peut-il permettre d’être plus à l’aise et plus innovant ?

Jouer au travail peut-il permettre d’être plus à l’aise et plus innovant ?

Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief

Se sentir en sécurité et soutenu au travail est bénéfique pour de nombreuses raisons, dont l'innovation. Ce sentiment s'appelle la sécurité psychologique : il s’agit de la façon dont les gens perçoivent ce qui se passera s'ils prennent des risques interpersonnels. Si de nombreuses recherches ont été menées sur les avantages de la sécurité psychologique, nous en savons moins sur comment favoriser son développement. Dans une nouvelle étude publiée dans le Journal of Product Innovation Management (1), Anca Metiu (ESSEC Business School) et Jinia Mukerjee (Montpellier Business School) explorent comment jouer au travail peuvent construire la sécurité psychologique, notamment en générant vulnérabilité et camaraderie.

Sécurité psychologique

Lorsque les gens se sentent à l'aise pour s'exprimer et prendre des risques au travail, c'est le moment où la magie opère : la magie de l'innovation, bien sûr. C'est pourquoi la sécurité psychologique est si importante : elle montre que les gens peuvent échanger des idées, même s'ils n'ont pas confiance en leur idée, sans craindre d'être rejetés ou jugés.

C'est une bonne nouvelle pour les organisations modernes, qui doivent innover en permanence pour conserver leur avantage concurrentiel. L'innovation exige une prise de risque, implique des résultats imprévisibles et tend à être un processus social : la sécurité psychologique est nécessaire dans cette configuration. Dans une atmosphère psychologiquement sûre, les gens sont moins préoccupés par le fait que leurs idées soient confrontées à la critique ou à la résistance, et ils pourront être authentiques sans porter atteinte à leur image d’eux-mêmes (2). De plus, les employés qui se sentent psychologiquement en sécurité seront également plus à l'aise pour défier leurs supérieurs et prendre des initiatives (3,4,5), ce qui encourage la créativité et permet d'éviter que les processus ne s'étiolent pas ou que les idées des dirigeants ne soient pas remises en question, comme dans le film Kuczo, l'empéreur mégalo.

La bonne nouvelle est que des recherches récentes ont suggéré que la sécurité psychologique peut être favorisée par les interactions entre les membres d’une équipe. L'équipe de recherche a étudié comment le jeu pouvait être utilisé, car il encourage les interactions positives entre collègues dans un environnement moins formel et moins structuré.

L’heure de la récré

« Jack s’abrutit à force de travail, sans aucun temps de détente » : et si le jeu pouvait être intégré dans la journée de travail ? Des activités telles que se raconter des blagues ou jouer au ping-pong entre collègues sont des exemples de temps de détente non liés aux tâches professionnelles : leur objectif premier est le plaisir, ils sont volontaires, ils ne sont pas liés à la tâche à accomplir, mais ils ont quand même lieu au travail. C'est sur ce type de jeu que les chercheurs se sont concentrés (par opposition à la « gamification » des tâches professionnelles, par exemple).

Mais pourquoi jouer ? Il a été démontré que le jeu permettait de favoriser la créativité, les sentiments positifs et l'engagement envers l'organisation (6). Un aspect qui n'avait pas encore été exploré est la façon dont le jeu peut influencer positivement les processus qui mènent à l'innovation. Les chercheurs ont exploré la possibilité que cela se fasse par le développement de la sécurité psychologique. Lorsque les gens "jouent" ensemble, ils ont tendance à être plus détendus et libérés de leurs limites professionnelles, ce qui les aide à développer leur confiance en autrui et des relations interpersonnelles plus solides (7). Une fois qu'ils disposent de cette base solide, il est probablement plus facile de prendre des risques et de s'exprimer. En d'autres termes, ils se sentent psychologiquement en sécurité et peuvent adopter plus facilement les comportements propices à l'innovation.

Le terrain de jeu

Les chercheurs ont examiné les liens entre le jeu, la sécurité psychologique et l'innovation au sein d'une entreprise indienne de haute technologie. Développée à l'origine comme un outil pour rechercher des vols, cette entreprise est aujourd'hui numéro 2 en Inde dans le secteur du voyage en ligne et possède une forte culture de l'innovation. Elle possède également une culture “par le jeu” : dans leur bureau ouvert, les employés jouent souvent à des jeux vidéo, regardent le cricket, se racontent des blagues, jouent au ping-pong ou inventent des jeux à la volée, tel que pousser quelqu'un sur sa chaise de bureau. Comme il s'agit d'un bureau en open space , tout le monde profite de ces moments de convivialité. L'une des chercheuses s'est rendue à plusieurs reprises dans l’entreprise, effectuant plus de 500 heures de travail sur place, utilisant des méthodes de recherche ethnographiques telles que l'observation et les entretiens, et prenant même part elle-même aux jeux pour mieux comprendre le processus.

Au cours des entretiens, les chercheurs ont posé des questions aux employés sur leur perception de leur lieu de travail et des processus de travail, sur ce qu'ils pensaient de l'innovation et du jeu, et sur leurs impressions concernant le travail en groupe et les collaborations. Ils ont remarqué qu’un certain nombre de tendances se dessinaient. L'une d'elles était qu'il était possible de décomposer chaque épisode de jeu en quatre étapes : initier le jeu, amplifier le jeu, le propager (lorsque d'autres personnes s'impliquent) et adopter un comportement démonstratif (comme se lever pour danser ou applaudir : en d'autres termes, manifester sa joie et son plaisir). Associées, ces pratiques favorisent la vulnérabilité et la camaraderie, ce qui renforce le sentiment de sécurité psychologique. Plus précisément, les chercheurs ont relevé cinq composantes de la sécurité psychologique qui étaient renforcées par la vulnérabilité et la camaraderie :

·       le sentiment d'être en sécurité pour exprimer ses idées et ses opinions sans se soucier de ce que les autres pensent ;

·       le respect mutuel et la confiance dans le potentiel et les capacités de chacun ;

·       le partage et la réception de commentaires négatifs et de critiques constructives : les employés étaient capables de partager ce type de commentaires et ne se mettaient pas sur la défensive lorsqu'ils les recevaient ;

·       le soutien mutuel dans la prise de risques, les erreurs et l'apprentissage : les employés estiment que les erreurs font partie du processus d'apprentissage et ne ressentent donc pas le besoin de les cacher ou d'en avoir honte ;

·       l’entraide : chercher et recevoir de l'aide était la norme, et l'aide était donnée librement.

Qui plus est, ces processus formaient une boucle de rétroaction positive : l'augmentation de la sécurité psychologique renforçait les pratiques ludiques, qui stimulent ensuite la vulnérabilité et la camaraderie, ce qui favorise la sécurité psychologique, et ainsi de suite. Ces deux éléments formaient un cercle vertueux qui encourageait l'innovation. Quatre composantes de l'innovation ont été favorisées par la sécurité psychologique accrue :

·       Générer de nouvelles idées

·       Trouver de nouveaux collaborateurs pour des projets

·       Aborder les conversations difficiles

·       Augmenter les efforts consacrés à la réalisation de projets complexes

Ces informations nous donnent un aperçu de la manière dont deux bénéfices importants peuvent être développés, à savoir la sécurité psychologique et l'innovation, en encourageant les employés à entrer en contact avec leur enfant intérieur et à jouer.

Implications pratiques

L'innovation étant essentielle pour rester à la pointe du progrès et la sécurité psychologique étant considérée comme un facteur favorisant l'innovation, il est utile pour les organisations de comprendre comment renforcer les deux. Permettre et encourager l'esprit de jeu au travail est une stratégie qui peut être utilisée à cet effet. Les managers doivent garder à l'esprit qu'un élément clé du jeu est sa nature volontaire, ce qui signifie que les jeux imposés par l'entreprise ne sont pas la solution. Les managers peuvent également recourir à d'autres tactiques pour encourager la vulnérabilité et la camaraderie, si essentielles à l'innovation. Par exemple, en divulguant eux-mêmes des informations personnelles, même si elles sont embarrassantes, ils établissent une norme selon laquelle il est acceptable de partager. La camaraderie peut être encouragée par d'autres activités de team-building. Comme les deux fonctionnent ensemble, il est important d'encourager à la fois la vulnérabilité et la camaraderie sur le lieu de travail.

En outre, il ne suffit pas d'installer un baby-foot dans la salle de repos. L'organisation dans son ensemble doit avoir une culture qui encourage et soutient le jeu, y compris dans la conception du travail et l'engagement à innover.

Dans un monde en pleine mutation, les organisations doivent innover en permanence afin d'actualiser leur offre pour le client du XXIe siècle. L'organisation mise en lumière dans cette recherche est à la fois innovante et fun, et propose un nouveau type de configuration organisationnelle qui permet de comprendre comment naît le travail innovant.

Références

  1. Mukerjee, J., & Metiu, A. (2022). Play and psychological safety: An ethnography of innovative work. Journal of Product Innovation Management, 39(3), 394-418.

  2. Kahn, William A. 1990. Psychological conditions of personal engagement and disengagement at work. Academy of Management Journal, 33(4): 692–724.

  3. Edmondson, Amy C. 2004. Learning from mistakes is easier said than done: Group and organizational influences on the detection and correction of human error. The Journal of Applied Behavioral Science, 40(1): 66–90.

  4. Edmondson, Amy C., Richard M. Bohmer, and Garry P. Pisano. 2001. Disrupted routines: Team learning and new technology implementation in hospitals. Administrative Science Quarterly, 46(4): 685–716.

  5. Walumbwa, Fred O., and John Schaubroeck. 2009. Leader personality traits and employee voice behavior: Mediating roles of ethical leadership and work group psychological safety. Journal of Applied Psychology, 94(5): 1275.

  6. Petelczyc, Claire Aislinn, Alessandra Capezio, L. Wang, S. L. D. Restubog, and K. Aquino. 2018. Play at work: An integrative review and agenda for future research. Journal of Management, 44(1): 161–90.

  7. Roy, Donald F. 1959. “‘Banana Time’: Job satisfaction and informal interaction. Human Organization, 18(04): 158–68.

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