Le Professeur Ashok Som, Professeur de Stratégie à l’ESSEC Business School et Co-Directeur du Program ESSEC-Bocconi EMiLUX explique le paradoxe inhérent à la digitalisation des marques de luxe.
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La révolution numérique qu’a connu la décennie précédente a transformé le secteur du retail. Les marques de vêtements ont dû plus spécialement emboîter le pas, sous peine de devoir céder inévitablement leur place aux moins frileuses. Dans un marché de plus en plus saturé et extrêmement concurrentiel, dans lequel les consommateurs sont confrontés à une multitude d’offres couvrant l’ensemble des gammes de prix, le marketing data-driven, fondé sur les données, est devenu inévitablement la norme.
Les marques de luxe ont en revanche longtemps fait exception à la règle. Les marques françaises ou italiennes, chantres du luxe, comme Chanel, Hermès, Louis-Vuitton, ont ouvertement opposé une résistance à la transformation digitale. Elles ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses critiques à ce sujet, plusieurs experts s’étant en effet demandés pourquoi ces marques de luxe étaient aussi médiocres lorsqu’il s’agissait de Data.
Le problème tiendrait aux nombreux paradoxes inhérents à l’industrie du luxe. Il s’agit en effet d’une industrie dans laquelle la tradition et la créativité s'entremêlent, et où s’opère une certaine magie inexpliquée entre des acteurs très divers: créateurs, directeurs artistiques plus novices, managers très habiles, et mannequins. Alors qu’il peut sembler absolument nécessaire à la survie des marques dans le retail en général, le marketing data-driven pourrait à terme détruire l’alchimie qui règne dans ce secteur si particulier du Luxe.
Nous nous intéressons par la suite à ces contradictions qui rendent le marketing data-driven aussi néfaste dans l’industrie du luxe:
La tradition à l’ère du numérique
Les grandes maisons du Luxe se sont construites sur des décennies, voire des siècles, et sont donc imprégnées d’histoire et de tradition : leur communication se concentre souvent sur un ADN de marque ferme et immuable. Avec ces simples constats, on comprend aisément pourquoi il était inévitable que l’industrie du luxe peine à s’acclimater à l’environnement instantané et constamment changeant de l’ère numérique.
Cela fait partie de l’identité des marques de luxe de connaître en permanence le conflit entre le passé et le futur, entre la tradition et la modernité. C’est cette tension, ce contraste, qui permet aux produits de luxe d’être toujours innovants. Mais leur image de luxe les force aussi à rester toujours fidèles à leurs racines, à leur ADN de marque. Cette tension est absolument nécessaire, car le jour où la tension se brise par l’absence de racine, la marque perd toute identité.
L’exclusivité ou la démocratisation
Si l’histoire et la tradition sont capitales pour une marque de luxe, son caractère exclusif l’est tout autant. Sans ce “rêve”, associé à une certaine élite sociale, il n’y a pas de désir. L’achat de produits de luxe est en effet porté par ce désir, cette soif d’appartenir à un club de privilégiés.
L’univers du numérique se situe en revanche au parfait opposé. Il s’attache à rendre accessible à tous des événements et des informations qui auraient été auparavant réservés à une petite classe de privilégiés, en l’espèce : une visite des ateliers de création, ou une place au premier rang d’un défilé de la Fashion Week. En outre, les réseaux sociaux permettent aux consommateurs de donner librement leur avis sur un produit ou un service.
L’effet de démocratisation induit par une stratégie de digitalisation mal gérée pourrait inévitablement provoquer des dommages irréparables à une marque, qui se targuait autrefois de son “exclusivité”.
Capter l’audience plutôt que les parts de marché
Le fait est que certaines marques de luxe ne vendront jamais en volumes très importants, et d’ailleurs cela ne fait pas vraiment partie de leurs objectifs. Il s’agit d’une industrie dans laquelle le rôle du marketing n’est pas nécessairement de capter toutes les parts de marché et de vendre le plus, mais surtout de capter l’audience avec une forte image de marque.
Si le véritable enjeu est de “vendre du rêve”, il faut alors se concentrer sur la nature même de la relation entre la marque et le consommateur. Les consommateurs sont prêts à payer le prix fort car ils aiment la marque et l’expérience associée. C’est lorsque le public arrive à réellement aimer la marque que cette magie s’opère. Comme en amour, si cela va trop vite et que des étapes sont brûlées, le rêve risque d’être détruit, car il n’existe finalement aucune formule magique pour faire instantanément rêver les gens.
Ainsi, on comprend mieux ce paradoxe : Construire une marque prend du temps, des ressources et beaucoup de patience. Les actionnaires sont impatients, ils exigent des résultats à chaque trimestre, en s’attachant simplement à la croissance et à la profitabilité.
Les consommateurs laissent maintenant sur leur passage des masses de données, et il serait évidemment sot de ne pas s’y intéresser, tout comme il serait sot de penser que ce marketing data-driven est la solution à tout. A la vue de ces enjeux, il est finalement capital de garder à l’esprit que l’industrie du luxe reste une industrie complètement à part du reste du monde du retail.