À l’occasion du Forum International du Council on Business and Society, l’ESSEC a réuni un panel d’experts du monde des affaires, de la politique et des cercles académiques afin de réfléchir sur le financement par l’emprunt, le risque de crédit, les notations et la gouvernance. Sous forme de questions et réponses sur la gestion et la prise de risque des actionnaires, Patricia Langohr, Professeur d’économie à l’ESSEC et modérateur de la table ronde, explique qu’une forte liquidité peut ouvrir la voie à des pratiques de prêts irresponsables.
Si les emprunts toxiques ont été identifiés comme principaux responsables de la crise financière de 2009, pourquoi des mesures de contrôle effectives n’ont-elles pas été prises ?
Durant la période précédant la crise financière de 2008, un certain nombre de mesures et de clauses restrictives conçues pour gérer la prise de risque sont tombées en désuétude, parce qu’il existait alors une véritable appétence des investisseurs pour ces emprunts dits toxiques. Cette appétence était, à l’époque, stimulée par de faibles taux d’intérêt et une forte liquidité : les investisseurs prenaient des risques pour accroître leur rendement.
Cette tendance a été aggravée par un environnement rendant possible pour les émetteurs de regrouper au sein d’un pool des prêts très risqués, de restructurer et de vendre un investissement à risque avant qu’il ne devienne une véritable préoccupation. Ce modèle de financement structuré appelé "octroi puis cession" donnait ainsi à des prêts irrécouvrables l’apparence d’une dette solvable.
Au final, dans cet environnement de forte liquidité, un investissement risqué ne donnait pas lieu de s’inquiéter. Les entreprises qui avaient besoin de liquidité savaient qu’il y aurait toujours des investisseurs prêts à racheter de la dette très risquée. Il est même arrivé que des banques aient prêté de l’argent ayant servi directement à distribuer des dividendes aux actionnaires de l’entreprise !
La prise de risque excessive peut-elle redevenir un problème ?
La soudaine prise de conscience de la toxicité de cette dette structurée a été l’élément déclencheur de la crise financière de 2009. Elle a eu l’effet d’un véritable électrochoc : alors qu’il avait été facile de se défaire d’un investissement risqué avant qu’il ne pose problème, il est soudainement devenu bien plus difficile de "refiler la patate chaude", pour ainsi dire.
Au sein de ce nouveau contexte, les outils, les régulations et les clauses restrictives utilisés pour contrôler le risque ont soudainement été remis à l’ordre du jour. En d’autres termes, moins de liquidité et d’argent étaient disponibles sur le marché, et les gens sont devenus de plus en plus méfiants face à la qualité du crédit.
Cet effondrement est encore très présent dans l’esprit collectif, et de nombreux investisseurs restent, à ce jour, prudents et extrêmement vigilants. En effet, les taux d’intérêt sont bas, il y a davantage de liquidité sur le marché. Si nous ne nous efforçons pas dès aujourd’hui à améliorer et multiplier les mesures de précautions adéquates, la tentation de retomber dans les travers passés demeure.
Comment améliorer le contrôle de la prise de risque des managers et des actionnaires ?
C’est une question importante aussi bien pour le monde académique que celui de la finance. L’un des principaux objectifs de la table ronde sur le financement par l’emprunt, le risque de crédit, les notations et la gouvernance du Forum International du Council on Business and Society est d’identifier et d’apporter quelques réponses possibles.
La crise de 2009 a mis en lumière le fait que les défaillances du monde des affaires ont un coût très fort pour la société au sens large. Ainsi, il est intéressant de voir que cette prise de conscience encourage les acteurs à s’impliquer pour une meilleure gouvernance des entreprises. Le problème réside principalement dans le fait que les questions de gouvernance des entreprises mettent en priorité l’accent sur la relation entre le management et les actionnaires, excluant de l’équation d’importantes parties prenantes, qui n’ont pas de droit de vote ou de pouvoir explicite dans la gouvernance. Il est important de se rappeler que les objectifs des actionnaires ne sont pas toujours en phase avec ceux de la société. En tant qu’ayants droit résiduels, ce sont eux qui ont le plus à gagner de la prise de risque ne mettant en péril que leur investissement initial, mais en ayant droit à tous les gains potentiels.
Je pense donc qu’il est important aujourd’hui de mieux tenir compte des intérêts des détenteurs d’obligations. À la différence des actionnaires, leurs intérêts sont en phase avec ceux de la société dans le sens où ils ne souhaitent pas de prise de risque excessive une fois que la dette a été contractée. Tout comme les salariés et les économies locales où ces entreprises exercent leur activité, le but ultime des détenteurs d’obligations est la viabilité financière. Lorsque le marché du crédit est très liquide, les investisseurs ont moins d’incitations à surveiller la qualité du crédit, et c’est là que s’accumulent des risques de crédit occultés et donc les problèmes à moyen et long terme.
Les notations permettent-elles vraiment de mesurer et identifier les signes de risque ?
Nous savons maintenant qu’avant la crise, les notations dans le secteur de la finance structurée étaient bien trop élevées. Le modèle "originate and distribute" dans son ensemble était fondé sur ces notations surévaluées. En premier lieu, peu d’investisseurs prêtaient attention au risque de crédit sous-jacent de ces notations, se concentrant davantage sur le niveau facial de la notation, tel qu’il est utilisé et inscrit dans les réglementations financières, les directives et les contrats.
Ensuite, les émetteurs d’instruments financiers structurés ont cherché les notations les plus élevées. Finalement, la concurrence entre les agences de notation dans ce marché de la finance structurée a conduit à une spirale ascendante des notations déconnectée des risques réels encore méconnus de l’ensemble des marchés financiers.
Ainsi de nombreux efforts sont désormais entrepris pour retirer toute référence explicite aux notations dans les règlementations financières. Les agences s’engagent également à être plus transparentes sur la logique de leurs notations. Ainsi, certaines ont même modifié leur symbole afin d’identifier clairement lorsqu’une notation a trait à un instrument financier structuré.
En termes de gouvernance des entreprises, la qualité principale des notations concerne son rôle d’instrument public, observable et vérifiable. De ce fait, les conseils d’administration, les comités exécutifs, les actionnaires et les directeurs financiers peuvent se référer de manière explicite à la notation de crédit. Les directeurs financiers chercheront à gérer leur notation de crédit, par exemple, à l’heure d’évaluer les différentes stratégies et l’impact qu’elles pourront avoir sur celle-ci.
En conclusion, alors que les notations jouent un rôle clé auprès des créanciers et autres parties prenantes pour l’identification du risque, leur utilisation et leur inclusion dans les régulations méritent d’être réévaluées. De manière générale, des outils de gestion du risque existent bel et bien, il s’agit de les ajuster et de les réintégrer dans la norme à toutes les étapes du cycle des marchés financiers.