Est-ce la peine de mentir ?

Est-ce la peine de mentir ?

Nous avons tous menti à un moment ou à un autre –ou pire, été pris en flagrant délit de mensonge-, mais qu’est-ce qui nous pousse à recourir à ce moyen de communication douteux ? Radu Vranceanu, professeur d’économie à l’ESSEC, avec Delphine Dubart de l’ESSEC et Damien Besancenot (Université Paris 13) a mis en place une nouvelle expérience pour déterminer la valeur subjective du mensonge pour le menteur lui-même ainsi que ses conséquences sur celui auquel on ment.

Les êtres humains recourent souvent au mensonge pour augmenter leur influence dans une négociation. Comme l’ont relevé Lewicki et Stark[i], dans un contexte de négociation, « le mensonge désinforme l’adversaire, évacue ou obscurcit ses choix alternatifs, ou modifie les avantages et inconvénients perçus concernant les choix possibles pour l’adversaire. » Néanmoins, dans un monde peuplé de menteurs ayant des objectifs différents, les messages ne seraient pas pris au sérieux par leurs destinataires. La capacité de personnes peu scrupuleuses dépend de l’existence d’au moins quelques individus qui ont le mensonge en horreur.

La littérature économique expérimentale sur le mensonge et la tromperie est en pleine expansion et vise à révéler ce qui pousse les individus à recourir à ce moyen de communication douteux. Dans un article qui a eu une grande importance, Gneezy[ii] a présenté une typologie intéressante des mensonges en rapport avec leurs conséquences sur les avantages que les acteurs espèrent retirer. Si le mensonge, défini comme une représentation déformée de la réalité, améliore le bien-être des deux protagonistes, alors il s’agit d’un « mensonge blanc de Pareto ». Si l’émetteur y perd mais le destinataire y gagne, il s’agit d’un « mensonge blanc altruiste ». Si l’émetteur y gagne mais le destinataire y perd, il s’agit typiquement d’un « mensonge noir égoïste », dont Gneezy admet qu’il est le plus pertinent pour les interactions économiques. En s’appuyant sur une expérience originale d’émetteur et de récepteur, il montre que, s’ils peuvent retirer un avantage non négligeable en mentant, les sujets sont nombreux à le faire, même si cela implique une perte pour leur partenaire. Une autre découverte importante de cette expérience est que les êtres humains présentent une certaine aversion au mensonge, même si celle-ci peut varier grandement d’un individu à un autre.

La grande question de Lies and Deception in Experimental Economics a été publiée spécialement dans le prestigieux Journal of Economic Behavior and Organization en 2013. Besancenot, Dubart & Vranceanu (BD&V) apportent leur contribution à cette question en étudiant le mécanisme de l’induction en erreur dans la communication dans le contexte de négociations spécifique au jeu d’ultimatums introduit par Güth et al. [iii]. Leur analyse met en lumière des situations de la vie courante ou des informations personnelles peuvent être utilisées par une seule partie afin de manipuler les croyances et l’issue du jeu.

Comme dans l’expérimentation classique, un « proposant » reçoit une certaine somme d’argent et doit faire une offre à un second joueur pour répartir la somme entre eux. Le « répondant » peut accepter l’offre –dans ce cas la somme est répartie selon la proposition- ou la rejeter –dans ce cas les deux joueurs en reçoivent rien. Afin de permettre au proposant d’envoyer des messages qui induisent en erreur, dans l’expérience originale mise au point par BD&V, le répondant n’a que les informations partielles sur la somme remise au proposant. Le proposant doit ensuite envoyer un message indiquant la somme d’argent reçue au début du jeu ; le répondant ne peut pas vérifier cette information. L’expérience réalisée sur ordinateur a été mise au point par l’ESSEC Behavioral Research Lab. Les sujets ont été recrutés parmi les étudiants de l’ESSEC Business School et de l’ESC Dijon en 2012.

Il s’est trouvé que les proposant étaient souvent malhonnêtes dans leur communication et qu’ils le faisaient de manière stratégique. Dans 88,5 % des messages, les proposant baissaient la somme reçue de 20,5 % en moyenne. Surtout, les mensonges étaient systématiquement associés à des offres moindres ; pour chaque mensonge sur un euro, les proposants réduisaient leur offre de 19 centimes en moyenne. Plus la somme donnée était élevée, plus l’ « effet de mensonge stratégique » était fort.

En revanche, la décision du répondant d’accepter ou de rejeter l’offre semblait dépendre uniquement du montant de l’offre et non de l’annonce du montant de la somme reçue. Ils se comportaient comme si le message reçu était véritablement du vent. Une réduction d’un euro dans l’offre réduisait de 3 % les chances qu’elle soit acceptée.

Si les proposants réduisent leur offre car ils sont « pris à leur propre mensonge », mais que les répondants sont plus que sceptiques, l’issue finale est une perte claire de bien-être, car les offres rejetées (ce qui ne fait rien gagner à aucun des deux joueurs) seront plus fréquentes que dans un environnement sans mensonge.

Dans cette expérience simple, les tentatives pour manipuler les croyances par le mensonge nuisent non seulement à ceux qui reçoivent le message erroné, mais aussi à ceux qui l’envoient. Malgré cela, les individus qui peuvent se permettre de mentir le font ; ils sont sans doute victimes d’un biais, ayant trop confiance dans leur capacité à tricher. Si d’autres études montrent que le mensonge systématique donne un résultat social nul, cela pourrait fonder l’émergence d’une nouvelle norme sociale qui bannit le mensonge.


[i] Lewicki, R.J., Stark, N., 1996. What is ethically appropriate in negotiations: an empirical examination of bargaining tactics. Social Justice Research 9 (1),69–95

[ii] Gneezy, U., 2005. Deception: the role of consequences. American Economic Review 95 (1), 384–394.

[iii] Güth, W., Schmittberger, R., Schwartze, B., 1982. An experimental analysis of the ultimatum bargaining. Journal of Economic Behavior and Organization 3,367–388.

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