Depuis le nouvel ouvrage Communication juridique et judiciaire, sous la direction d’Hugues Bouthinon-Dumas, Nathalie Pignard-Cheynel, Charlotte Karila-Vaillant et Antoine Masson
La médiatisation est souvent plus redoutée par les personnes qui font l’objet de poursuites pénales que les sanctions elles-mêmes, lorsqu’elles visent des acteurs économiques, des responsables politiques ou des célébrités. La médiatisation des affaires est certes essentielle en démocratie pour informer le public, mais elle ne produit pas que des effets heureux. En effet, l’impact de la médiatisation des affaires judiciaires peut être puissant et dommageable dans la mesure où l’opinion publique est largement influencée par les informations et les appréciations qui sont diffusées dans les différents médias, y compris quand cette médiatisation est intempestive.
Les affaires judiciaires qui impliquent des personnalités ou des entreprises en vue font partie de celles qui attirent volontiers l’attention du public, comme par ailleurs les grandes affaires criminelles. Les citoyens attendent des médias qu’ils jouent leur rôle de contrepouvoir et les informent sur les turpitudes qui concernent les personnes pour lesquelles ils pourraient voter ou des entreprises dont ils pourraient acheter les produits. Les journalistes cherchent quant à eux à répondre au plus vite à cette attente, par une « chasse au scoop » exacerbée. Cela peut être, positif si cela contribue à la bonne information du public, ou négatif voire dangereux si cela conduit les journalistes à verser dans le sensationnalisme ou à diffuser des informations approximatives ou fallacieuses.
La médiatisation peut alors nuire à la bonne administration de la justice. Il est évidemment très grave d’être mal jugé parce qu’on a été pré-jugé par la presse. Les juges et les jurés ne sont en effet pas immunisés contre l’influence de l’opinion publique et des médias. La pression médiatique s’oppose parfois à ce que des décisions puissent être rendues de manière indépendante et impartiale. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce risque d’interférence médiatique est d’ailleurs pris très au sérieux, au point qu’une procédure peut être annulée, voire une poursuite empêchée si les juges considèrent que le préjugé médiatique empêche la justice de pouvoir être rendue sereinement.
La médiatisation des affaires fait en outre courir le risque de porter une atteinte injustifiée à l’image et à l’honneur des personnes impliquées dans les affaires considérées. La « sanction médiatique » frappe les personnes mises en cause avant qu’elles ne soient jugées. On a donc affaire à une sorte de justice à l’envers : d’abord la sanction, puis le procès ! Les conséquences personnelles de ce qu’on qualifie couramment de « lynchage médiatique » peuvent être lourdes, à la fois psychologiquement et socialement, surtout si l’accusation s’avère non fondée. La carrière de dirigeants politiques ou économiques ou le développement d’une entreprise peuvent être brutalement stoppés par une « affaire » médiatisée, même si celle-ci aboutit finalement à un classement sans suite, à un non-lieu ou une relaxe.
Problèmes de communication
Les risques d’altération de la bonne administration de la justice et d’atteinte aux droits des personnes mises en cause sont notamment dus à la coexistence de deux discours différents qui s’attachent à traiter les mêmes faits mais pas de la même façon. Le discours judiciaire, pour sa part, est constitué d’actes de langage typiques et complexes qui se déploient selon les règles de la procédure pénale. Le discours médiatique, quant à lui, est constitué des propos des journalistes et des protagonistes (victimes, procureurs, personnes mises en cause, avocats…). Ce deuxième récit a de fait une large autonomie par rapport aux normes juridiques et aux exigences de la procédure pénale. Ce n’est pas la médiatisation des affaires judiciaires en elle-même qui pose problème, mais la manière de présenter les personnes impliquées et de rapporter les procédures qui risque de produire des effets directement contraires aux objectifs visés et aux intérêts protégés par le droit. Du fait de la primauté de la liberté de la presse largement entendue, on a souvent le sentiment que la loi des médias l’emporte sur la loi tout court.
Un premier problème vient à cet égard du fait que les journalistes s’intéressent davantage aux affaires judiciaires naissantes qu’à leur conclusion. Les mises en cause font les gros titres des journaux alors que les procès et les jugements prononcés sont plus discrètement traités par les médias. L’accusation et le doute suscitent en effet plus d’intérêt que la vérité judiciaire, qu’elle prenne la valeur de l’innocence ou de la culpabilité affirmée par les juges. Plus de 90% des articles publiés portent sur les phases initiales des procédures (enquête et instruction), et moins de 10% des articles relatent les procès, les décisions rendues ou les recours formés à la suite de la décision de première instance. Il y a ainsi une disproportion problématique entre la médiatisation de la mise en cause et la médiatisation de la culpabilité ou de la mise hors de cause pose.
Un deuxième problème important tient au traitement de la présomption d’innocence dans les médias. La lecture des journaux donne en effet à voir de nombreuses formes de violation du droit à être considéré comme innocent tant qu’on n’a pas été jugé coupable. Les médias présentent encore trop souvent les personnes poursuivies ou simplement soupçonnées comme des coupables. Par facilité de langage, on parle du « meurtrier », de « l’escroc », du « viol commis par… », etc. Même lorsque les journalistes emploient des précautions langagières, celles-ci sont souvent inadéquates. Une faute particulièrement courante consiste à parler des « auteurs présumés » des délits et des crimes, sans se rendre compte qu’il s’agit rien de moins que d’une inversion de la présomption d’innocence qui anticipe sur le plan du langage la culpabilité. Enfin, il serait bon que les journalistes soient vigilants sur le risque qu’ils soient instrumentalisés par des concurrents ou des rivaux des personnes mises en cause. Les accusations visant des personnalités ou des entreprises ne sont pas toujours désintéressées et il ne faudrait pas que la dénonciation précoce et publique (quand elle n’est pas mal fondée) soit plus dommageable que les faits dénoncés eux-mêmes…
Si la légitimé de la médiatisation des affaires judiciaires est acquise et doit au besoin être rappelée, il n’en demeure pas moins que les modalités de la couverture médiatique des affaires pénales peuvent poser des problèmes, notamment au regard des exigences d’une bonne administration de la justice et de la légitime protection des personnes mises en cause. Faudrait-il alors soumettre les journalistes à des règles plus contraignantes lorsqu’ils couvrent ce type de procédures judiciaires ? Nous pensons que les règles juridiques en vigueur et les règles déontologiques qui s’appliquent à la profession constituent un cadre pertinent et adapté pour promouvoir un traitement équilibré des affaires pénales. Mais encore faudrait-il que ces règles soient connues et effectivement observées. La clef d’un meilleur traitement médiatique des affaires judiciaires passe sans doute par une amélioration de la formation des journalistes et par une meilleure responsabilisation. Sinon de nouvelles affaires « Alègre-Baudis » ou « Buffalo Grill » se reproduiront.