Si tout ce qu’on raconte sur la personnalité et les comportements de Travis Kalanick est vrai, son cas relèverait davantage de la psychiatrie que de la recherche en management. La surmédiatisation planétaire de son éviction de la direction générale nous rappelle que le fondateur flamboyant d’Uber est un cas particulier, extrême, d’un phénomène hélas très courant en entrepreneuriat.
On se rappelle encore comment Steve Jobs a été contraint de quitter Apple pour des motifs assez proches de ceux qui ont entraîné le départ de Travis Kalanick. Plus près de nous, les co-fondateurs du groupe Accor ont dû lâcher, en 1996, le pilotage d’un empire qu’ils ont mis des décennies à bâtir. De même Guy Dejouany, qui sans l’avoir fondée a fait de la Compagnie Générale des Eaux un leader mondial diversifié, s’est trouvé en 1996 aussi contraint à en céder les rênes.
Le lecteur pourrait se demander ce qu’il y aurait de commun entre les entrepreneurs que nous venons de mentionner, tant leurs personnalités et les circonstances de leur départ sont différentes. La réponse est qu’ils expriment tous, de différentes manières, une version particulière de ce que Dany Miller, un collègue canadien a appelé le paradoxe d’Icare[1] dans un livre publié en 1992.
Pour résumer à grands traits, le paradoxe d’Icare est le processus par lequel les facteurs de succès d’un sujet créent les conditions de son échec, tel Icare qui peut se rapprocher du soleil grâce à des ailes puissantes et tombe de très haut, pour ainsi dire, quand la chaleur excessive fond la cire qui colle les ailes à son corps.
Dany Miller a appliqué le mythe d’Icare à l’analyse de très grandes entreprises, comme IBM ou Polaroid, dont les forces sont devenues des obstacles à l’adaptation.
Les péripéties de la chute de Travis Kalanick permettent une extension de la grille de lecture à des entrepreneurs. Si on veut bien laisser de côté les cas extrêmes, on trouve un grand nombre de situations où l’entrepreneur devient un obstacle au développement, voire tout simplement la pérennité de son entreprise.
Les manières dont un entrepreneur devient un problème pour son entreprise sont nombreuses. Des entrepreneurs ont un besoin très fort de tout contrôler et empêchent leur entreprise de croître. D’autres ont un attachement émotionnel à un produit, un client ou un mode opératoire et ferment des options stratégiques. Certains dirigeants cherchent la croissance à tout prix, y compris au moyen d’acquisition coûteuses, pour bâtir un empire à la hauteur de leur soif de puissance. Les praticiens de la transmission d’entreprises savent aussi que certains dirigeants fondateurs préfèrent, inconsciemment, mourir dans et avec leur entreprise plutôt que d’en organiser la cession à un tiers qui pourrait lui donner une nouvelle vie.
La fréquence des situations où l’entrepreneur devient un problème pour son entreprise fait penser que cela serait la pente naturelle des évènements, là où rien ne peut l’empêcher.
D’où la question cruciale et complexe pour les spécialistes du management. Comment éviter qu’un entrepreneur devienne un obstacle au développement de son entreprise et comment arrêter les dégâts quand la prévention n’a pas fonctionné?
Revenons à Travis Kalanick. Tout le monde reconnaît que son agressivité et son impertinence ont été déterminants dans la conquête d’un champ dominé par des intérêts enracinés. Cette même attitude de pirate a installé une culture abrasive, toxique, dans l’entreprise et a broyé les acteurs qui ne la partagent ou ne la maîtrisent pas, notamment parmi les collaborateurs et les chauffeurs affiliés à la plateforme.
Dans le cas de Kalanick, la prévention n’a clairement pas fonctionné et il a fallu que des lanceurs d’alerte mettent la situation sur la place publique. Ceci a rendu possible une approche curative grâce à la présence dans le conseil d’administration d’investisseurs qui ne pouvaient pas rester inertes, sous peine de tomber eux-mêmes sous le coup de poursuites. Il convient de rappeler que les investisseurs ont injecté près de 9 milliards de dollars dans Uber qui en a perdu 3 en 2016. Ils ont absolument besoin que l’entreprise réalise ses prévisions de croissance exponentielle pour espérer un retour sur investissement.
Dans un grand nombre de situations où l’entrepreneur devient un problème pour son entreprise, il n’y a ni prévention, ni possibilité de réparation. Quels conseils peut-on leur donner ?
Avant de risquer quelques conseils, il faut d’abord souligner que l’éthique personnelle est le meilleur garant contre le risque de tyrannie, fut-elle douce, ou de perte de contact avec la réalité qui guettent tout entrepreneur. Toutefois, on ne peut pas faire dépendre complètement la vie et le développement d’une entreprise d’une personnalité, fut-elle exemplaire. Les entrepreneurs qui veulent se prémunir du risque de déviance ont à leur disposition une large panoplie de mesures concrètes :
- Partager la responsabilité de la direction avec un alter ego ;
- Mettre en place une démarche d’écoute de ses collaborateurs ;
- Se faire accompagner par un mentor capable de lui renvoyer une image fidèle de son comportement et de la problématiser;
- Favoriser l’expression de contre-pouvoirs dans le conseil d’administration, etc.
Aussi, si la proverbiale solitude de l’entrepreneur est réelle, elle n’est pas une fatalité. L’entrepreneur qui a conscience qu’il peut devenir un problème pour son entreprise peut l’en protéger et doit, parfois, avoir le courage de déposer lui-même sa couronne et ne pas jouer le match de trop.
Ici, comme sur d’autres sujets, la parole des anciens est d’une grande actualité. Le rêve socratique du ‘citoyen sage, économe, vertueux et gardien de la loi, surtout prudent et juste’ fournit un idéal réaliste aux entrepreneurs, même au 21ème siècle et jusqu’à la Silicon Valley où un petit nombre de succès spectaculaires semblent avoir promu un système de valeurs aux antipodes de cet idéal.