Elisa Operti, Professeur de Management à l’ESSEC Business School, partage ses recherches sur la manière dont les entreprises peuvent obtenir un avantage durable en termes d'innovation en tirant parti des connaissances publiquement disponibles et provenant d'autres entreprises.
L’Ère du partage du gâteau
Nous savons tous que la connaissance est là quelque part. Il ne faut pas la confondre, bien sûr, avec l'information - également présente mais pas nécessairement bénéfique en termes de valeur ajoutée. Popularisée en 1966 par Peter Drucker dans son livre The Effective Executive et en 1969 avec The Age of Discontinuity, dans lequel il décrit la transition de l'économie mondiale vers une économie du savoir (où les ressources du savoir comme les secrets commerciaux et l'expertise sont tout aussi importants que d'autres ressources), où l'importance d'acquérir des connaissances publiques provenant d'autres entreprises est largement reconnue.
Interrogés sur la façon dont les organisations utilisent ces informations, le Professeur Elisa Operti et Gianluca Carnabuci (ESMT) ont introduit le concept de « réseau de débordement ». En d'autres termes, il s’agit d’un réseau d'entreprises dont les savoirs sont publics et que d'autres entreprises reprennent, absorbent et utilisent comme apports d'innovation. Selon Elisa Operti, il faut parler de « firmes sources » et de « sociétés bénéficiaires », les premières fournissant publiquement l'information, les secondes prenant ces informations et les utilisant pour stimuler l'innovation dans leur entreprise.
Traditionnellement, les entreprises ont capitalisé sur les connaissances grâce à des réseaux de collaboration inter-organisationnels. De nombreuses recherches ont montré que l'apprentissage direct et les initiatives conjointes pour résoudre des problèmes sont importants pour absorber les connaissances technologiques et stimuler l'apprentissage et l'innovation. Cela a été particulièrement le cas pour les entreprises dotées d'équipes et de processus dédiés à la gestion et à l’étude des connaissances tacites des partenaires. Mais est-ce la seule – ou peut-être même la plus importante – source d'apprentissage permettant aux entreprises de gagner un avantage en matière d'innovation ?
Ça déborde – tacitement ou explicitement
Le Professeur Elisa Operti explique que le mot-clé ici est « tacite ». Les connaissances tacites sont des compétences, des idées, des savoir-faire et des expériences que les gens ignorent souvent possédés, qui n'ont pas été officiellement écrits ou enregistrés et qui ne peuvent pas être facilement exprimés. Pour être transférés efficacement à d'autres, le savoir tacite requiert un long contact personnel, une interaction et un état de confiance. En créant formellement un partenariat, une communauté ou un réseau, pour partager des connaissances, les organisations posent les bases qui permettent de faciliter la capture de connaissances. Cependant, Elisa Operti affirme que le principal trait distinctif de l'économie dite de la connaissance est qu'une grande partie des connaissances générée par les entreprises technologiques n'est pas tacite. Elle est plutôt codifiée – c'est-à-dire rendue explicite – et rendue accessible par le biais d'articles scientifiques, de brevets, de publications techniques et de présentations de conférences, par exemple. Cela donne aux entreprises la possibilité d'exploiter un grand nombre de connaissances facilement et rapidement disponibles qu'ils peuvent utiliser pour repérer des idées, adapter et développer de nouvelles innovations.
C’est généralement reconnu – aucune vérité n’est absolue
Mais, il y a un problème. Bien que les économistes aient largement reconnu les avantages économiques des connaissances techniques publiques des entreprises, les universitaires spécialiste du management ont eu tendance à déprécier leur valeur stratégique au niveau de l'entreprise car elles peuvent être obtenues par tout le monde à un coût négligeable – et donc procurer un faible avantage concurrentiel et d’une courte durée par rapport aux connaissances tacites.
Cela semble aller à l'encontre des connaissances bien établies sur la nature du savoir au niveau de l'entreprise, à savoir que le coût pour rassembler des connaissances à partir des débordements (réseaux d'entreprises) n'est pas si faible et qu’il peut augmenter substantiellement lorsqu'une entreprise n'a pas l’habitude d’aller à la pêche aux informations. En effet, la valeur de la saisie des connaissances ne dépend pas tant de la singularité de la connaissance, mais de la mesure dans laquelle l'entreprise possède les capacités organisationnelles requises pour la lier et la combiner avec d'autres connaissances qui se trouvent dans sa base de ressources existantes. En conséquence, l'absorption des connaissances publiques par une entreprise mènera à un avantage durable d'innovation avec des capacités organisationnelles et des processus contribuant à expliquer pourquoi certaines entreprises sont systématiquement plus innovantes que d'autres. Par exemple, AMD, Motorola et Applied Materials – mais pas d'autres fabricants de semi-conducteurs – ont réussi à faire face à un changement technologique radical en suivant scrupuleusement les innovations brevetées par IBM.
Stratégies d’exploitation du savoir et du gain d’innovation
En mettant l'accent sur les brevets, comme dispositif clé des connaissances technologiques publiques dans l'économie du savoir, la recherche du Professeur Elisa Operti a donné lieu à plusieurs conclusions intéressantes pour les entreprises souhaitant optimiser leur capacité à tirer parti des connaissances pertinentes et à les utiliser comme combustible pour l'innovation :
- Personnes, outils, processus : investir dans des équipes, des processus et des ressources au sein de l'organisation est une base essentielle pour optimiser la capacité de votre entreprise à s’emparer des connaissances. Afin de tirer pleinement parti d'un réseau de débordement, une entreprise doit sélectionner efficacement les connaissances, les méthodes et les technologies les plus prometteuses pour ses projets d'innovation actuels ou futurs. Trop souvent, la capacité d'une entreprise à gérer des connaissances représentées sous une forme abstraite et générale, comme dans les brevets, est affectée par le manque d'investissement sur cet axe.
- Une base scientifique solide : avoir une base scientifique solide aide les entreprises à sélectionner efficacement les connaissances acquises dans des réseaux étendus et à croissance rapide et les aide à synthétiser des connaissances à partir de trajectoires d'innovation sans précédent.
- Intensité scientifique : la recherche du Professeur Elisa Operti a révélé que l'avantage d'être exposé à un réseau étendu et abondant est plus important pour les entreprises dont les scientifiques s'engagent largement dans leurs communautés universitaires.
- Créer des ponts entre les différents réseaux : la recherche a montré que les entreprises ont tendance à être plus innovantes lorsque leur réseau est riche en « trous structuraux » (structural holes) – le passage de réseaux compacts, organisés et fermés d’entité partageant des connaissances, à un regroupement large caractérisé par la capacité d’une entreprise à agir comme un lien entre les différentes entités. Les entreprises dotées d'un réseau riche en trous structuraux ont accès à des apports en connaissances plus diversifiés par rapport aux entreprises dont les contacts sont eux-mêmes reliés entre eux et, en fin de compte, elles font preuve d’une plus grande dynamique à innover.
- Prendre le temps, acquérir de l'expérience, se concentrer : plus l'expérience acquise par le passé par une entreprise «bénéficiaire» sur la trajectoire d'innovation d'une entreprise «source» donnée est importante, plus il est facile de tirer profit de la connaissance publique qu'elle génère. De plus, plus une entreprise se concentre sur une firme « source » spécifique, plus elle en tirera des connaissances, plus elle en maîtrisera les connaissances scientifiques et techniques et plus elle comprendra ses idées, ses solutions et les processus décrits dans son Brevet. L’Objectif à long terme est d’accumuler de l'expérience avec un réseau d'entreprises pour innover de plus en plus, de fournir ainsi plus de connaissances pour votre entreprise et d’être capable de capturer des savoirs pour ses propres innovations.
- Être vertical, s'intégrer en aval : les entreprises intégrées verticalement – c'est-à-dire celles qui sont actives tout au long de la chaîne d'approvisionnement – sont mieux négocier en interne les connaissances. En outre, les recherches d'Elisa Operti ont montré que l'intégration en aval accroît la capacité des entreprises à saisir les avantages issus de la diversité des connaissances inhérents aux réseaux de débordement.
- Être flexible comme une entreprise non intégrée : les entreprises intégrées verticalement ont tendance à être trop rigides sur le plan organisationnel et trop dépendantes des connaissances non structurées et intégrées pour pouvoir exploiter pleinement le flux croissant de connaissances abstraites et générales caractéristiques des réseaux étendus. Les entreprises non intégrées sont plus susceptibles d'avoir les capacités organisationnelles flexibles et les compétences nécessaires pour gérer efficacement les connaissances publiques de manière rapide et étendue. Soyez donc flexible et innovant.
- Viser l'un ou l'autre – mais pas les deux : être placé dans un réseau de débordement étendu et abondant améliore considérablement les performances innovatrices des entreprises. De plus, faire partie de réseaux caractérisés par des trous structuraux est également bénéfique. Cependant, les recherches du Professeur Elisa Operti ont démontré que l'exposition à un réseau de débordement riche en trous structuraux est généralement contre-productive. Les entreprises devraient donc poursuivre une stratégie d'approfondissement des connaissances – en empruntant à plusieurs reprises des connaissances émergeantes à partir de quelques sources précieuses sélectionnés ou d'une stratégie de transition de connaissances – en innovant et en rassemblant des idées établies à partir de sources éloignées et déconnectées.
Liens utiles :
- Consultez le papier de recherche sur le site du Journal of Management
"The Categorical Imperative And Structural Reproduction: Dynamics Of Technological Entry In The Semiconductor Industry" (G. Carnabuci, E. Operti, B. Kovacs), Organization Science, Numéro forthcoming
"Public Knowledge, Private Gain: The Effect of Spillover Networks on Firms' Innovative Performance" (E. Operti, G. Carnabuci), Journal of Management, avr. 2014, Vol. 40, Numéro 4, p. 1042‑1074
"Where do firms' recombinant capabilities come from? Intra-organizational networks, knowledge, and firms' ability to innovate by technological recombination" (G. Carnabuci, E. Operti), Strategic Management Journal, Numéro forthcoming