A l’aube d’une grande découverte ?

A l’aube d’une grande découverte ?

Issu de l’article « Near Misses in the Breakthrough Discovery Process », Sen Chai (ESSEC Business School), publié dans Organization Sciences, 2017.

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Il est bien difficile de s’imaginer un monde sans antibiotiques, sans rayons X ou même sans communication sans-fil. Ces quelques innovations de ruptures, ainsi que de nombreuses autres, ont fondamentalement et irréversiblement bousculé les paradigmes dans lesquels nous vivons, en nous offrant des avancées majeures sur notre compréhension du monde. Tous les jours, une myriade de petites ou grandes innovations pave la voie au progrès, à plus de création de valeur ainsi qu’à plus de croissance pour les organisations et la société dans son ensemble.

Mais comment ces innovations de ruptures naissent-elles ? Existe-il des contextesdans lesquelles il est plus aisé pour les chercheurs et les innovateurs de réaliser les plus grandes découvertes ?

Mes travaux s’attachent à obtenir une compréhension du processus de découverte dans son ensemble, et essaient d’identifier les conditions particulières permettant de favoriser l’innovation, en se concentrant sur l’étude des « quasi-échecs » : c’est-à-dire, lorsqu’un chercheur détient une idée de rupture mais qu’il ne parvient pas à la concrétiser in fine.

Les quasi-échecs font en effet partie intégrante du processus d’innovation de rupture. Dans la plupart des cas, les chercheurs connaissent de nombreux échecs avant d’arriver au résultat final. En se concentrant sur ces ratés, plutôt que simplement sur les cas de succès, on parvient à obtenir une meilleure compréhension du processus de découverte. J’ai pu cartographier le chemin classique vers la découverte en étudiant le cas de l’interférence par ARN – une découverte médicale ayant donné lieu à un Prix Nobel – qui était assez récente pour que je puisse m’entretenir avec les acteurs et avoir facilement accès aux différentes données.

Être emprisonné dans les paradigmes existant

Bien que la plupart des travaux sur l’émergence de l’innovation de rupture ne se sont pas explicitement consacrés à l’étude des quasi-échecs, ou bien en quoi ces mécanismes entravent le chemin vers la découverte, nombreux sont ceux qui se sont intéressés plus en amont aux facteurs qui brident la pensée et qui augmentent ainsi le risque d’échec.

Thomas Kuhn, dans son ouvrage fondateur de 1962, The Structure of Scientific Revolutions, fut l’un des premiers à reconnaître que les chercheurs pouvaient être aveuglés ou cognitivement limités par leurs schémas de pensée habituels. En d’autres mots, il indique qu’à partir du moment où un paradigme scientifique est ancré dans les esprits, les chercheurs ont tendance à s’attacher à étendre leurs savoirs sur les théories dominantes par des recherches progressives. Cependant, ils ont souvent beaucoup de mal à sortir des sentiers battus afin d’espérer parvenir à une innovation de rupture. Par ailleurs, quand bien même des alternatives apparaissent, les chercheurs ont parfois tendance à essayer de gommer les divergences.

Au cours de mes entretiens avec des scientifiques de renom, j’ai pu identifier trois schémas dans lesquels les chercheurs sont plus enclins à rater le processus de découverte :

  1. En omettant de noter ou de reconnaître des anomalies apparaissant hors des prédictions de la paradigme établi ;
  2. En contrant activement le choix de solutions se trouvant en dehors de celles dictées par le paradigme ;
  3. En échouant à faire le lien entre différentes communautés opérant dans des paradigmes différents.

Les résultats montrent que lors du processus de découverte, ne pas être capable de voir en dehors du paradigme dominant peut mener à ces quasi-échecs, et ce à différentes étapes du processus. Les deux premiers mécanismes illustrent comment les paradigmes contraignent les schémas de pensée et leurs effets sur les quasi-échecs à différents niveaux du processus de recherche : le premier apparaît lorsque les chercheurs s’enferment dans leur normalité quotidienne, alors que le second intervient lorsque les chercheurs, malgré la reconnaissance et l’identification de l’anomalie ou de l’erreur, ne parviennent pas à arriver à une solution. Le troisième mécanisme illustre comment les paradigmes peuvent enfermer les chercheurs et les empêcher de s’intéresser à des communautés différentes des leurs, et donc compromettre le bénéfice possible lié au partage d’expériences similaires, et ainsi restreindre d’autant plus leurs schémas de pensée.

A l’aune de ces constats, j’ai pu identifier cinq stratégies que les organisations peuvent adopter pour encourager le succès du processus de découverte de l’innovation de rupture.

Améliorer l’environnement de recherche

Pour les entreprises scientifiques innovantes, les améliorations potentielles sont celles qui porteront sur le design et la conception de l’environnement de travail, à travers des éléments structurels et des politiques internes. Afin d’éviter que les innovateurs se trouvent limités par le paradigme existant, les organisations peuvent par exemple encourager l’émergence d’idées de rupture en facilitant le développement d’équipes de recherche transfrontalières, rassemblant des individus de nationalités et de cultures différentes.

Encourager le travail en équipe

En interne, les entreprises pourraient créer des structures organisationnelles qui permettraient de former des équipes de recherche temporaires, correspondant à un besoin précis pour un projet donné, en fonction des qualités de chacun. Elles pourraient aussi mettre en place des programmes de rotation afin que les innovateurs puissent fréquemment changer de partenaires de recherche.

Participer à des événements

En externe, encourager la participation à des séminaires et des conférences permet de favoriser l’échange d’idées et peut aussi favoriser le développement de collaborations avec des laboratoires d’université ou d’autres entreprises dont l’activité est complémentaire.

Capitaliser sur la diversité

Recruter des chercheurs provenant d’horizons différents et ayant des expertises variées encourage la diversité au sein des équipes et favorise l’émergence de nouvelles idées.

Faire confiance et promouvoir l’expérimentation

Les entreprises peuvent encourager l’innovation en développant des structures ayant pour objectif de promouvoir l’expérimentation et le développement d’idées nouvelles, en offrant par exemple aux chercheurs plus de flexibilité, plus de liberté sur la gestion des budgets, et surtout faire preuve de plus de tolérance envers les échecs précoces, notamment lors de l’évaluation du chercheur.

L’objectif de ces travaux était de produire une nouvelle théorie et creuser la connaissance encore limitée des raisons pour lesquelles une innovation peut connaître un échec. Les travaux futurs pourront réitérer cette étude en prenant en compte d’autres objets – comme une liste des découvertes ayant reçu un Prix Nobel – et ainsi déterminer si ces mécanismes y sont bien toujours vérifiés. Ces travaux pourront utiliser des méthodes améliorées afin d’identifier ces échecs en utilisant une analyse de contenu plutôt que de simples mots-clés, pour réduire le biais dans la définition.

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