Ce que le cubisme peut nous apprendre sur l'innovation radicale

Ce que le cubisme peut nous apprendre sur l'innovation radicale

L’innovation radicale sous-entend une rupture avec la tradition et une valorisation de l’expérimentation dans le but de créer quelque chose de vraiment nouveau. De Thomas Edison et son ampoule électrique à Steve Jobs et son iPod, les innovateurs radicaux de l'histoire ont courageusement avancé sur des territoires inconnus, créant de nouveaux marchés et de nouvelles réalités sociales.

Cela dit, de nouvelles idées naissent tous les jours, alors que seuls quelques-unes prospèrent. Y a-t-il des facteurs échappant au contrôle de l'innovateur qui décident du succès ou de l'échec de son idée? Le monde de l’art peut nous offrir de précieux indices à cet égard.

« Comment Paris a permis l’éclosion du cubisme (et Picasso): Ambiguïté et fragmentation dans l'innovation radicale », publié le mois dernier dans Organization Science, jette un regard sur le cubisme, un mouvement artistique avant-garde qui a forgé un tout nouveau langage visuel il y a plus d'un siècle, afin de mieux comprendre les multiples forces qui doivent s'unir pour propulser une idée innovante hors de son audience de niche.

La scène artistique à Paris au tournant du 20e siècle était un foyer pour les penseurs radicaux. Pourtant, la plupart d’entre eux ont connu très peu de succès commercial. Mais avec l’arrivée du Cubisme, ce qui est remarquable est sa soudaine émergence, diffusion et son succès auprès des publiques plus larges. Si l'impressionnisme a pris plusieurs décennies à se développer au cours des dernières décennies du 19ème siècle, le cubisme a connu une véritable explosion, sortant  des marchés niches et avant-gardistes avec d'énormes répercussions sur le développement du marché de l'art dans tout son ensemble.

Comment pouvons-nous expliquer cette diffusion accélérée ? La recherche a tendance à voir l'innovation dans l’optique de l'action collective - la force organisatrice d’un « mouvement » d'un entrepreneuriat institutionnel. Mais avec le Cubisme, ce qui est intéressant c’est l’absence d’un mouvement cohérent ou d’un leader clair – Braque et Picasso ne recherchaient pas l’attention du public et ont tous deux refusés de prendre le pouvoir dans le mouvement.

Au-delà de l'action collective, cette nouvelle analyse du cubisme met en évidence trois principaux facteurs: la personnalité / psychologie de l'innovateur, les réseaux de sympathisants, et la structure du marché. C'est en effet l'intéraction à plusieurs niveaux entre ces facteurs qui  pourrait nous expliquer le taux de diffusion accéléré du cubisme au niveau international.

Les découvertes radicales sont souvent le produit de l'expérimentation stochastique. Picasso est un bon exemple - derrière la cacophonie visuelle de certaines de ses œuvres les plus célèbres, des centaines de croquis tracent une trajectoire sinueuse et sans limite claire. Mis à part la personnalité de l’innovateur, il y a d’autres facteurs à prendre en compte.

Lorsqu’on regarde le succès soudain du Cubisme, ce qui est particulièrement intéressant c'est qu'il reflète les changements structurels dans le marché de l'art. Soudainement, les opportunités pour les innovateurs comme Picasso se sont multipliées. Soudainement, les tableaux novateurs étaient plus visibles et pouvaient se vendre plus facilement.

En d'autres termes, la croissance de ce qu'on pourrait appeler «l'art moderne» a été soutenue par un nouveau type d'acheteur qui valorisait l'expérimentation. Avant l’arrivée du cubisme, un petit nombre d'acheteurs, avec un goût prononcé pour le risque, s’étaient mis à investir dans des œuvres d’art novatrices. Ce groupe d’individus avait fondé une niche autonome et avant-gardiste à Montmartre où les artistes ne dépendaient ni de l'approbation de l'acheteur de masse, ni de la validation des critiques. Les niches avaient créé un environnement où l’innovateur pouvait repousser les limites sans aucun compromis artistique.

Mais, comment le cubisme a-t-il franchi la frontière des niches ? Nous avons tendance à penser que, dans les cas d'innovation radicale, les acteurs périphériques se déplacent vers le centre – ou vers le grand public – et que ce mouvement est largement tributaire des compétences entrepreneuriales de l'innovateur. Cette recherche nous démontre qu'il doit aussi aller dans l'autre sens: le centre doit devenir plus réceptif à une innovation, ou moins résistant en tous cas.

Au tournant du siècle, le monde de l'art a connu des changements structurels importants: la révolution industrielle avait créé une classe moyenne en pleine expansion, une plus large partie de la population pouvait se permettre d'acheter de l'art, et le nombre d'artistes travaillant à Paris a augmenté de façon spectaculaire. Les canaux traditionnels par lesquels les artistes montraient et vendaient leurs tableaux étaient de plus en plus saturés. Du coup, c’était une grande opportunité pour les marchés niches. Grace à cette fragmentation du marché, le centre avait de moins en moins de contrôle sur la périphérie.

Le cubisme arrivait précisément au bon moment, lorsque le grand public s’ouvrait aux idées novatrices des acteurs périphériques et lorsque les marchés traditionnels saturaient. Le timing de Picasso était impeccable. Lorsque vous combinez sa recherche stochastique de nouvelles idées, son réseau de premiers partisans et les changements structurels, poussant le grand public vers la périphérie, il est plus facile de comprendre pourquoi il a connu un succès si rapide.

Surtout, l'innovation radicale qu’était le cubisme a contribué à changer le marché de l'art pour toujours. La spéculation par les acheteurs d’art contemporain est désormais très rentable. Avant ce mouvement, c’était le salon qui créait la « star ». Après, ce sera le marché – et les prix atteint aux enchères – qui tendent à définir la valeur artistique.  

En effet, les facteurs du marché dominent le monde de l'art aujourd’hui. C’est un indicateur de l'influence d'un artiste. Le leg durable du cubisme est cette recherche constante de la nouveauté, l'idée que tout est possible et que la façon dont les marchés opèrent peut être redéfinie.

Avec son explosivité et mutabilité, le cubisme est l'incarnation du marché moderne. Il a créé une industrie, a accéléré l'acceptation sociale de l'art moderne et a ouvert la voie à de futures innovations telles que l'art abstrait. Son succès est moins dû aux idées qu’ils le sous-tendent qu’aux possibilités de les réaliser. Et sa diffusion accélérée fait penser à l'époque contemporaine et à la réalité dans laquelle les entrepreneurs existent aujourd'hui : les idées et les innovations se répandent comme une traînée de poudre, avec beaucoup d'ambiguïté sur laquelle pourrait réussir à anticiper les évolutions

Source:

How Paris Gave Rise to Cubism (and Picasso): Ambiguity and Fragmentation in Radical Innovation”, paru dans Organisation Science.

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