Quand ça ne fonctionne plus : Le côté obscur de la collaboration dans les réseaux régionaux d’innovation

Quand ça ne fonctionne plus : Le côté obscur de la collaboration dans les réseaux régionaux d’innovation

Au cours de la dernière décennie, la région des Hauts-de-France a fait des efforts importants pour promouvoir la collaboration entre les entrepreneurs locaux, les entreprises privées et les universités. Par exemple, PSA et Total ont décidé d’investir dans une nouvelle usine de production de piles pour véhicules électriques à Douvrin, de collaborer avec les membres du cluster automobile des Hauts-de-France et de bénéficier des parcs et centres d’innovation locaux (par exemple, Critt M2A, Valutec). Les acteurs locaux ont également été encouragés à s’engager dans des initiatives en dehors de la région, dans des secteurs tels que la vente, la nutrition, l’agroalimentaire et les produits de la mer, en bénéficiant de partenariats régionaux, français et européens. Malgré ces efforts, la région reste à la traîne dans les classements français de productivité. Elle ne représente que 3,7 % des dépôts de brevets en France. Son taux de création de nouvelles entreprises pour 10 000 habitants est deux fois moins élevé que celui de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et environ un tiers de celui observé en Île-de-France.

Dans quelles circonstances des efforts de collaboration, comme dans le cas des Hauts-de-France, ne conduisent-ils pas à une augmentation de l’innovation et de l'entrepreneuriat ? Elisa Operti, professeure associée à l’ESSEC Business School, et Amit Kumar, professeur assistant à la Warwick Business School, ont analysé cette question dans une étude récente dans  Regional Studies. L’étude fait partie d’un projet de recherche financé par l’Initiative d’excellence CY et l’Agence nationale de la recherche.

La première étape pour comprendre ce paradoxe a consisté à examiner les recherches sur les réseaux de collaboration et l’innovation régionale. Il est bien connu que la création de connexions entre des acteurs précédemment déconnectés au sein d’une région (connexions internes) ou la mise en relation d’acteurs locaux avec des acteurs d’autres régions (franchissement de frontières externes) ont pour effet de renforcer l’innovation. Pourtant, ces deux mécanismes ont été étudiés indépendamment. En revanche, l’équipe de recherche a examiné ce qui se passe lorsqu’ils fonctionnent simultanément, en élaborant une typologie des réseaux de collaboration régionale basée sur le degré de connexion interne et sur le nombre de liens de collaboration en dehors de la région. Ils ont identifié quatre archétypes. La première configuration (« forteresse ») caractérise les régions à cohésion interne, où tous les innovateurs travaillent pour quelques grandes entreprises ou universités, mais où les liens en dehors de la région sont limités. Le deuxième type de configuration (« terrain de jeu ») décrit des régions qui sont encore assez déconnectées de la scène nationale, mais qui sont diversifiées en interne, avec quelques courtiers clés reliant un écosystème dynamique de start-up, d’entreprises et d’acteurs publics. Le troisième type de configuration (« absorbeur ») décrit des régions homogènes et cohérentes en interne, où les acteurs ont développé plusieurs liens de collaboration en dehors de la région et s’appuient principalement sur des connaissances externes pour développer des entreprises et innovations. Le dernier type de configuration (« connexions multiniveaux ») est celui où la collaboration entre les différents acteurs s’étend à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la région.

Pour comprendre laquelle de ces configurations est la meilleure pour l’innovation, les chercheurs ont collecté des données sur la structure des réseaux de collaboration entre inventeurs au sein des zones municipales des États-Unis et entre celles-ci entre 2000 et 2015. Ils ont étudié comment cette structure affecte la production régionale d’innovation. Les résultats indiquent que si les deux types de liens de collaboration sont bénéfiques, il est difficile pour les innovateurs d’une région de gérer les deux types de collaboration simultanément. Ainsi, les configurations « terrain de jeu » ou « absorbeur » sont souvent plus propices à l’innovation que les configurations « forteresse » ou « connexions multiniveaux ».

Deux raisons expliquent ce résultat contre-intuitif. D’une part, l’effet peut être dû à la surcharge cognitive et informationnelle générée par le fait de maintenir des relations à plusieurs niveaux. À une époque où l’attention et les ressources sont rares, les innovateurs peuvent avoir du mal à rassembler divers acteurs locaux tout en gérant les demandes de collaborateurs de recherche éloignés. D’autre part, les innovateurs qui construisent des ponts locaux tout en s’engageant dans des initiatives externes peuvent être exposés à des demandes et des cultures organisationnelles contradictoires. Par conséquent, leur loyauté envers les objectifs locaux ou nationaux peut être remise en question. Leur motivation sera remise en question et de telles tensions limiteront leur capacité de mise en œuvre.

Implications pour les politiques

La recherche fournit des suggestions claires sur la manière dont les décideurs devraient concevoir des politiques qui tirent parti des réseaux de collaboration pour encourager l’innovation et l’esprit d’entreprise :

1. Il n’y a pas de solution qui convient à tout le monde. Les décideurs politiques pensent que les politiques d’innovation dérivées de cas de réussite bien connus peuvent apporter des avantages homogènes lorsqu’elles sont appliquées à d’autres régions. Par exemple, les régulateurs du monde entier ont tenté de reproduire le modèle de la Silicon Valley en encourageant la création de liens entre les innovateurs locaux et les acteurs nationaux ou internationaux. Toutefois, cette approche ne peut fonctionner que si la région a déjà développé un réseau de soutien interne cohérent. Si ce n’est pas le cas, les régulateurs locaux devraient se concentrer sur l’unification de la communauté interne/locale : si les innovateurs et les entrepreneurs régionaux ne sont pas prêts, les collaborations à distance et l’internationalisation peuvent même être nuisibles.

2. Le mieux est parfois l’ennemi du bien. Les régulateurs devraient être plus conscients de la surcharge de connaissances et des coûts cachés associés à l’offre simultanée de trop d’incitations à la collaboration en matière de recherche. Plutôt que de développer plusieurs programmes de subventions qui stimulent simultanément les connexions locales et internationales, les décideurs politiques devraient concentrer leurs ressources sur quelques programmes d’incitation sélectionnés autour de sujets bien définis d’importance locale et nationale. Ils devraient également fournir un soutien pour aider les entrepreneurs et les entreprises innovantes à choisir la configuration de collaboration qui fonctionne le mieux.

3. Établir des plans à long terme. Même s’il peut être difficile de s’engager simultanément dans des collaborations locales et distantes, les deux types de réseaux peuvent être exploités à plus long terme. Par exemple, les décideurs politiques peuvent d’abord favoriser les connexions internes en réunissant des universités et des acteurs économiques auparavant déconnectés sur un territoire. C’est, par exemple, ce qu’a fait la France avec le « Programme d’Investissement d’Avenir » qui a encouragé la création d’alliances territoriales entre des universités et des centres de recherche co-localisés. Ce n’est que lorsque ces réseaux locaux seront en place et que les problèmes de gouvernance auront été résolus que les décideurs politiques pourront encourager les connexions nationales et internationales.

Conseils pour les innovateurs et les entrepreneurs

Les innovateurs et les entrepreneurs peuvent également tirer de cette recherche des indications précieuses sur la manière d’optimiser les gains de la collaboration :

1. Analysez le paysage de l’innovation autour de vous. L’environnement peut façonner le type d’innovations que vous créez et leurs chances de succès. La première étape pour tirer parti de l’environnement consiste à comprendre quel type d’opportunités de réseau existe autour de vous. Êtes-vous situé dans une région où tous les acteurs se connaissent et collaborent étroitement ? Ou bien votre région dépend-elle fortement d’autres régions et d’acteurs étrangers ? En fonction du diagnostic, vous devrez peut-être vous engager dans différents types de collaboration.

2. Créer de la valeur en favorisant de nouvelles connexions. En fonction de l’analyse que vous avez effectuée à la première étape, les entrepreneurs et les innovateurs doivent réfléchir à la manière dont ils peuvent créer de la valeur en établissant de nouvelles connexions. Si le réseau régional qui les entoure est homogène et cohésif, ils doivent penser à établir des connexions externes. Si les acteurs locaux de l’innovation ne travaillent pas encore ensemble, ils doivent d’abord se concentrer sur la valeur qu’ils peuvent créer en réunissant ces acteurs.

3. N’en faites pas trop. Les entrepreneurs et les innovateurs devraient être plus conscients que la collaboration apporte des avantages, mais aussi des demandes contradictoires et une surcharge cognitive et de travail. Ils doivent donc apprendre à être très sélectifs dans le choix des opportunités de collaboration. Ils devraient également apprendre à gérer la pression et la surcharge résultant des demandes contradictoires de plusieurs collaborateurs.

Référence

Operti, E. & Kumar, A. (2021). Too much of a good thing? Network brokerage within and between regions and innovation performance. Regional Studies, doi: 10.1080/00343404.2021.1998417

Suivez nous sur les réseaux