Avec Yan Li et Xavier Pavie
Le magazine Forbes a récemment publié les noms des 50 entreprises les plus innovantes au monde. Quels sont les facteurs-clés qui distinguent les meilleurs des autres ? Selon Forbes, la capacité d’une entreprise de créer et de soutenir l’innovation dépend de sa capacité à influencer les personnes, les processus et les mentalités.
Afin d’approfondir la question de l’impact de ces facteurs sur les entreprises et leurs processus d’innovation, ESSEC Knowledge a rassemblé quatre experts : Yan Li, professeur associée en systèmes d’information et sciences de la décision sur le campus de Singapour de l’ESSEC ; Eric Olander, journaliste et vice-président de FBNC, la plus grande chaîne d’information sur les entreprises au Viêtnam ; Xavier Pavie, titulaire d'un doctorat et directeur de l’Institute for Strategic Innovation and Services (ISIS) de l’ESSEC Business School ; et Philippe Limantour, titulaire d’un doctorat et directeur du département Cloud Computing Solution and Services chez CSC.
Voici la synthèse de leurs échanges :
De quelle manière le comportement des dirigeants compte-t-il ? Quelles sont les coméptences des dirigeants qui innovent ?
Yan Li lance la conversation en parlant de la prééminence des technologies de l’information et du rôle-clé que joue la personnalité du directeur des systèmes d’information dans le succès de l’installation de stratégies innovantes. « Notre article de recherche [Matching business strategy and CIO characteristics: The impact on organizational performance, publié dans le Journal of Business Research] a montré que le côté extraverti et ouvert, en plus de ses connaissances, de ce directeur avaient un impact significatif sur l’utilisation innovante des technologies de l’information au sein de l’entreprise et sur l’impact de celles-ci sur la productivité globale. » Également, cette découverte est d’un grand intérêt car, même si le nombre d’employés évolue, cette personne reste en poste, ce qui leur donne un rôle important sur le long terme.
Eric Olander met en avant l’importance de la culture géographique : « J’ai passé seulement deux ans en France, je suis actuellement au Vietnam, je viens des États-Unis et j’ai découvert qu’introduire du changement est plus que nécessaire dans les économies en développement. Vous devez changer constamment car l’économie évolue tellement rapidement. Aux États-Unis, on parle beaucoup du changement et on le met en avant, mais les gens ne le font pas en réalité. »
Xavier Pavie rajoute à la notion de culture géographique celle de culture d’entreprise : il est important d’encourager le partage d’idées dans les entreprises afin de développer cette culture et éviter que les employés avec de « bonnes idées » s’en aillent, lancent leur entreprise et deviennent des concurrents. Il souligne également que nous ne devrions pas faire des distinctions entre le directeur des systèmes d’information, le président-directeur général ou le dirigeant : ce qui est important, c’est le partage de la culture de l’innovation dans une entreprise, à tous niveaux.
Avez-vous un bon exemple d’entreprise innovante ?
En lançant l’iPhone 5, Apple s’est acquis la réputation d’être une des entreprises cotées en bourse avec le plus de valeur. Est-elle vraiment innovante ? Malgré son succès, Eric Olander ne considère pas Apple comme un bon exemple d’entreprise innovante. « Chez Apple, l’innovation est tenue par un petit nombre de personnes, tandis que Google permet à ses ingénieurs de passer 20 % de leur temps à faire ce qu’ils veulent. La direction générale soutient l’échec aussi bien que l’expérimentation. »
Xavier Pavie cite l’exemple de Starbucks. Son modèle permet aux employés de suggérer des innovations dans le cadre du salon de café où ils travaillent ; l’innovation remonte ensuite aux directeurs régionaux, et ainsi de suite. Il s’agit d’un bon exemple d’entreprise qui veut partager la responsabilité de l’innovation.
Comment la technologie aide-t-elle les entreprises à rester à la pointe du progrès ?
Les grandes compagnies ont tendance à démultiplier la technologie du big data pour innover dans les stratégies marketing, explique Yan Li. « Notre premier atelier de formation continue (Executive Education) à Singapour a porté sur les analyses marketing et les plateformes numériques. Tout le monde en parle et cela a à voir avec le cloud computing. Avec cet atelier, nous essayons d’apprendre aux personnes comment utiliser le big data pour mieux comprendre leurs clients et avoir un meilleur aperçu de l’extraction de données. » Il y a cinquante ou soixante ans les commerçants du quartier connaissaient tous leurs clients et comprenaient leurs besoins, et aujourd’hui les grandes enseignes essaient de faire de même. Les nouvelles technologies leur permettent de démultiplier le big data pour mieux connaître leurs clients, de mieux cibler leur marketing et de créer des bons de réduction, par exemple.
Philippe Limantour ajoute que la plupart des innovations actuelles reposent sur la technologie. « J’ai mené il y a un an une étude portant sur la capacité d’innovation des entreprises, et seulement 18 % d’entre elles ont répondu qu’elles étaient prêtes à innover. Elles avaient bien des idées, mais elles n’étaient pas capables de le mettre sur le marché car elles n’avaient pas les technologies nécessaires. » Il rajoute que le cloud computing permettait aux entreprises d’innover en leur facilitant l’accès à des ressources qui seraient autrement plus difficiles à obtenir. Elles peuvent mettre en pratique leurs bonnes idées plus tôt et encourent moins de pertes quand elles échouent. « Chez CSC, notre rôle est d’aider les gens à transformer leur entreprise et cela consiste en grande partie à permettra aux gens de prendre des risques. Si vous ne voulez pas prendre de risques, vous ne pouvez pas innover. »
En approfondissement des propos de Philippe Limantour, Xavier Pavie souligne que la technologie se réduit souvent à un moyen pour innover ou à un outil pour rendre un service disponible. « Quand Steve Jobs a présenté le premier iPod, il s’agissait seulement d’un « accessoire » et non du produit principal ». Le produit principal était en l’occurrence iTunes, qui génère le business model du futur à travers la musique et les applications, et la technologie de l’iPod était simplement un moyen d’apporter une certain nombre de services au client.
La philosophie sous-tendue derrière l’innovation est liée à l’innovation responsable. Est-ce que la philosophie de l’innovation incrémentale souvent employée par les grandes entreprises technologiques cadre avec le développement durable ?
L’invention découle-t-elle de la nécessité, ou est-ce l’inverse ? Xavier Pavie fait remarquer que certaines innovations incrémentales peuvent ne plus cadrer avec les enjeux environnementaux notamment. « En dix ans, Apple a développé plus de vingt versions de l’iPod. La question que pose l’innovation responsable est de savoir si cela a du sens. »
Il explique que l’innovation responsable peut être comprise selon trois axes principaux. Le premier axe est la question de la réponse aux besoins des consommateurs. En effet, doit-on répondre à tous les besoins que l’on peut découvrir ? Le second axe porte sur la « prédiction » des conséquences directes de l’innovation. Par exemple, est-ce que Facebook avait prévu comment protéger les données de tous ses membres ? Enfin, le troisième axe porte sur l’évaluation des conséquences indirectes de l’innovation sur la vie des individus et sur l’ensemble de l’écosystème -Xavier Pavie cite l’exemple des ampoules à basse consommation qui en réalité ne sont pas écologiques car leur production nécessite des minéraux rares qui se trouvent en Chine.
Eric Olander souligne en revanche qu’il est important de se rappeler que dans le monde l’innovation est définie différemment selon les endroits. « Est-ce que Apple a besoin de produire vingt modèles ? Certainement, aux yeux des actionnaires. Est-ce que les clients ont besoin d’acheter vingt modèles différents ? Non. Je pense qu’il n’y a pas de vérité universelle à ce propos et que cela devient encore plus complexe : les cultures occidentales ont des structures morales entièrement différentes des autres cultures, et les nouvelles sur l’écologie et l’environnement y sont totalement différentes.
Innover, c’est briser le statu quo et introduire quelque chose de neuf. Est-ce qu'il arrive aux grandes compagnies d’appréhender l’innovation ?
Nous avons posé la question suivante, en prenant dans l’ABC des citations d’entreprises de la revue The Economist la citation de Gary Hamel « Quelque part dans un garage se trouve un entrepreneur qui prépare une balle avec dessus le nom de votre entreprise » : est-ce que les grandes entreprises voient l’innovation avec une certaine appréhension ?
Si Philippe Limantour pense que la capacité d’innovation d’une entreprise est plus une question de culture d’entreprise que de taille, Eric Olander trouve que l’idée que les grandes entreprises est en partie vraie. Même chez Google, qui s’est agrandi, les personnes les plus talentueuses s’en vont car elles n’ont plus de souplesse. Même si les universitaires et la presse économique adore se focaliser sur les entreprises telles que Apple, Google ou Starbucks, en fin de compte, celles-ci prennent leurs idées à des entités plus petites.
Le hangout d’ESSEC Knowledge sur Google+ a permis aux internautes de suivre le débat et de poser leurs questions en direct. L’un d’eux demande : « Il est difficile pour un jeune associé de faire reconnaître ses grandes idées. Avez-vous des conseils à donner ? » Yan Li lui conseille de monter à la direction leur retour sur investissement. La contribution d’une idée innovante aux objectifs généraux de l’entreprise convainc toujours.