Néolibéralisme contre universités

Néolibéralisme contre universités

Il est clair que la presse actuelle met en avant les universitaires et les présente comme ayant la réponse à de nombreux problèmes actuels : quelques économistes, en particulier, sont connus de tous. Et en temps de crise, comme dans les moments plus normaux, nous faisons appel à ces «experts» pour qu’ils  proposent des solutions concrètes des problèmes complexes qui se posent au sein de notre société mondialisée en évolution constante :. En effet, la société contemporaine fait sortir l'expert universitaire de sa "tour d'ivoire" intellectuelle et l’a fait entrer dans un monde où les marchés dirigent - une évolution importante n'est pas sans conséquence.

Professeur de management de l’ESSEC, Marie-Laure Djelic, dans le cadre de ses recherches actuelles sur l'histoire du capitalisme, s'est penché sur l'histoire de l'institution clé  pour la production de connaissances à notre époque - l'université.

Historiquement, le rôle de l'université en tant que lieu de production de connaissances a en effet connu une évolution importante au cours des derniers siècles. L’'université médiévale visant à servir Dieu et l'Église ; l'université de Westphalie a servi la science et la nation. Dans l'université moderne, qui s’est développée avec la montée de l'humanisme aux XVIIIème et XIXème siècles, le rôle de la connaissance était de façonner «l'homme» comme un penseur individuel autonome et citoyen. Aujourd'hui, après trente ou quarante ans de maturation, en même temps que la progression du néolibéralisme  - les universités ont été repensées comme au service du marché.

L'université au service du marché

Le professeur Djelic affirme que les universités se trouvent aujourd'hui dans une logique néolibérale où la croissance économique est la base et où le marché est le système d'organisation dominant qui assure la croissance. Selon cette logique, les universitaires et les connaissances qu'ils produisent sont devenus des moyens pour la croissance économique et, de ce fait, au service du marché. Au sein de cette évolution, le professeur Djelic a identifié les principaux enjeux.

"Ce que je trouve très inquiétant, c'est cette nouvelle façon d'analyser l'utilité et la pertinence des recherches, explique-t-elle. Une partie de la connaissance qui était traditionnellement produite dans les universités n'a pas de vocation directe à servir le marché, comme certaines langues ou  l'histoire médiévale. Ces disciplines ont souvent des difficultés à trouver le financement dont elles ont besoin, et comme les départements se ferment, nous commençons à perdre ce genre de connaissances. »

Cette situation est aggravée par le fait que les néolibéraux demandent moins d'intervention de l'État et une réduction du financement public pour les différents domaines de la vie sociale - comme la santé ou l'éducation. En conséquence, l'université est à bien des égards  « vouée à agir comme une entreprise privée, à la recherche de financement auprès d'autres entreprises privées sur la base de la valeur économique perçue derrière un programme ou un domaine de recherche. » Beaucoup d'universités, notamment aux États-Unis, sont gérées comme des organisations privées, en utilisant des techniques  de nouvelle gestion publique visant à fixer des objectifs et à assurer la croissance. Dans les cas les plus extrêmes, les établissements privés dans l'enseignement supérieur se comportent totalement comme des entreprises, ils sont en concurrence les uns avec les autres pour les « consommateurs » et « cherchent à faire du profit ». Même les écoles gérées par l'État doivent maintenant  rendre des comptes sur la façon dont ils utilisent les fonds  ».

L'universitaire dans la société d'audit

Dans de nombreux cas, cette évolution a des répercussions sur la carrière des professeurs: alors qu’il se peut que les professeurs aient le même diplôme l’échelle des salaires est plus large,  car  les professeurs sont payés en fonction de leur valeur marchande perçue. Là où, traditionnellement, les professeurs en sciences humaines étaient généralement les plus réputés au sein d'une institution, aujourd'hui ce sont les économistes et les «commerciaux» qui prennent le dessus.

 « Même dans le contexte du système de tenure, ajoute-elle, les professeurs sont de plus en plus évalués  avec des chiffres - le nombre d'étudiants auxquels ils font cours dans une année donnée, le nombre de publications qu'ils produisent, et les célèbres indices h et g - pour déterminer le montant de la «valeur» qu'ils créent pour l'école. »

Ce qui est inquiétant, explique le professeur Djelic, c'est que l’attention excessive portée aux chiffres a détourné l’attention du contenu. Si un certain nombre détermine votre «valeur», pourquoi la peine de s’intéresser à vos et de lire vos publications ? Vous ne pouvez pas compter = la substance!

 « Ce qui est encore plus inquiétant c’est que certains professeurs apprennent à manipuler le système afin d’obtenir plus de citations et donc des indices plus élevés. Les jeunes chercheurs peuvent se retrouver dans une situation où ils doivent générer habilement des indices élevés, parce que c’est sur ces chiffres que sera basée leur carrière - plus qu'un simple «publier ou périr», il s'agit de sécuriser leur avenir avec une valeur numérique. "

L'étudiant «consommateur»

Les étudiants aussi sont fortement touchés par cette évolution néolibérale et sont désormais considérés seulement comme de futurs acteurs du marché, ou des «consommateurs». Non seulement le nombre d'étudiants a augmenté régulièrement au cours du siècle dernier, mais le coût des études a aussi suivi.

« En Amérique du Nord et en Angleterre en particulier, les étudiants ont été poussés à s’endetter fortement afin de faire leurs études, mais le taux de chômage peuvent en fin de compte avoir un impact sur le taux de scolarisation. Et dans ce cas, nous pourrions observer une situation semblable à la crise des subprimes en 2009. »

Le professeur Djelic décrit la situation actuelle comme une «cage de fer» universitaire - et dont il sera difficile de s’échapper. Elle affirme les choses ne changeront que quand l’idéologie sous-jacente ne changera, c'est quand les changements d'idéologie sous-jacente - lorsque nous nous éloignerons de cette idée que la croissance économique est le seul moyen de mesurer la création de valeur et de la production. Heureusement, le monde devrait aller dans ce sens sous l'œil vigilant des jeunes générations, qui pourraient se rendre compte que ce paradigme n'est pas un système durable.

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