ESSEC Knowledge : Peut-on sonner le glas du mythe suranné selon lequel la Chine ne sait pas innover ?
Yan Li : L’Occident a une perception très particulière de l’innovation. L’ « innovation » est souvent réduite à l’évolution des technologies et changements radicaux de modèles de business lancés dans les start-ups. Les Occidentaux s’appuient sur l’exemple de Steve Jobs ou de Mark Zuckerberg pour dire que les innovations dignes de ce nom proviennent d’un garage de Californie ou de chambres d’internat à Harvard.
Il faut bien reconnaître que la plupart des 500 entreprises les plus puissantes proviennent du milieu prospère des start-ups américaines. La Silicon Valley semble être le terreau idéal pour l’innovation high-tech et révolutionnaire : l’Université Stanford fournit les ingénieurs talentueux et l’endroit abonde d’investisseurs en capital-risque et d’avocats très au fait des subtilités du lancement d’une entreprise de haute technologie.
Même si le gouvernement chinois n’a pas ménagé ses efforts pour copier ce type d’environnement en incitant au développement d’infrastructures pour les technologies de l’information, en diminuant les impôts pour les entreprises innovantes et en aidant les Chinois expatriés qui souhaitent retourner au pays pour y fonder une entreprise, il faudra attendre encore du temps avant de vraiment voir apparaître une Silicon Valley chinoise.
Yan Li : Jusqu’à présent, l’innovation en Chine est vu par les Occidentaux comme des adaptations des idées déjà existantes aux spécificités du marché chinois. Mais attention à ne pas faire des innovateurs chinois des « copieurs ». S’il arrive que les Chinois « copient »des modèles d’entreprise occidentaux, ils les adaptent largement au marché chinois –il s’agit d’une sorte d’innovation par incrémentation.
Par conséquent, en s’adaptant spécifiquement aux besoins des jeunes chinois et en se concentrant sur les jeux sociaux, Tencent QQ dépasse le service de Microsoft, Windows Live Messenger. Même si les services de Zhenai.com sont similaires à ceux de Match.com, le premier propose des conseils et des défriefings à ses clients, ce qui correspond bien aux démonstrations d’affection indirectes dans la culture asiatique.
Les internautes chinois sont tout simplement très différents de leurs homologues occidentaux. L’usage le plus répandu d’Internet réside dans le commerce en ligne, de par l’envolée du commerce en ligne en Chine ; par conséquent, les internautes chinois sont habitués à acheter en ligne, mais aussi à y partager leurs expériences d’achat et à commenter les produits.
En fait, les locaux chinois se sont montrés tellement réceptifs au commerce en ligne que le taux d’adoption du commerce sur les téléphones mobile est également très élevé. La prospérité de la technologie mobile en Asie a largement à voir avec l’attitude des gens, Ce qui est très différent de celui des consommateurs européens.
Certains diraient qu’Alibaba a réussi à prendre le dessus en Chine sur son concurrent occidental, Amazon, car l’entreprise savait comment utiliser les règlementations gouvernementales. Cet argument fait fi des nombreuses innovations incrémentales qu’Alibaba a réalisées pour se glisser dans le marché chinois du commerce en ligne et en fin de compte le dominer.
Baidu –la version chinoise de Google, si l’on peut dire- connaît la même histoire. Bien sûr, les réglementations gouvernementales ont désavantagé Google. Mais il existe d’autres raisons pour expliquer le succès de Baidu. L’entreprise a une compréhension du marché chinois qui faisait totalement défaut à Google, et elle a été capable d’innover en ce sens et d’être uniquement chinoise. Elle comprend les comportements sociaux et les habitudes des Chinois, et par conséquent elle développe des services qui répondent à leurs besoins.
En étant autochtones, les entrepreneurs chinois prennent la tension de la société chinoise et sont capables d’innover en adaptant des modèles existants au public chinois. « La plus grande erreur de Google en Chine, a déclaré le PDG de Baidu, Robin Li, réside dans le fait que leur PDG n’a pas passé six mois en Chine pour comprendre le pays. »
ESSEC Knowledge : L’innovation chinoise ne consiste pas seulement à adapter une bonne idée au marché chinois ?
Yan Li : Il s’agit plutôt de s’engager dans une sorte de tournoi de ping-pong pour innover. En d’autres termes, Alibaba s’est certes sûrement inspiré d’Amazon, mais Amazon apprend aussi d’Alibaba lors d’un entrée sur le marché chinois. Certes, la balle était tout d’abord dans le camp d’Amazon, mais à présent la Chine développe ce type de service dans une nouvelle direction, et Amazon en tire les leçons.
En fait, Amazon n’a pas tellement le choix. Alors qu’à une époque l’entreprise avait un quasi-monopole aux États-Unis, elle subit à présent de plein fouet la concurrence d’une nouvelle entreprise qui est capable de proposer des produits et des services similaires à des prix plus compétitifs. En effet, l’introduction en bourse d’Alibaba a changé le paysage international et crée deux pôles de commerce en ligne : l’un basé en Chine et l’autre aux États-Unis.
Alibaba a commencé son expansion internationale en s’implantant dans le marché de l’Asie du sud-est. Et leur introduction en bourse permettra d'accélérer leur processus d'internationalisation.
Mais c’est surtout en ce qui concerne les achats sur les téléphones mobiles qu’Amazon a vraiment à apprendre d’Alibaba. L’économie en développement de la Chine s’appuie de plus en plus sur les téléphones ; par conséquent, le commerce sur ces terminaux a u grand potentiel en Chine. Alibaba est bien placé pour exceller sur ce marché en s’appuyant sur ses compétences en termes de commerce en ligne. En pratique, Alipay, le service tiers de paiement d’Alibaba, a rapporté 89 milliards de dollars d’actifs en dix mois, ce qui en fait le troisième fonds de marché monétaire mondial –Alipay est donc bien plus que le « Paypal oriental ». Il s’agit d’un acteur à part entière.
Dans les faits, c’est dans le secteur commerce en ligne et sur téléphones mobiles que l’innovation chinoise n’est plus seulement incrémentale mais devient révolutionnaire : le secteur chinois de la vente au détail a effectivement fait l’objet d’une révolution, au point que les ventes en magasin s’effondrent et l'augmentation du nombre de magasins physiques a été stagnante. Le e-commerce et le m-commerce en plein essor nous imposer un impact considérable sur le paysage de la vente au détail chinois, un changement qui n'a jamais été vu auparavant.