Le guide du bon manager dans le secteur du luxe

Le guide du bon manager dans le secteur du luxe

Rédigé par Ashok Som, Professeur de Stratégie d’entreprise à l’ESSEC Business School. Ashok Som est expert de l’industrie du luxe et codirige le programme ESSEC-Bocconi EMiLux.

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Les caractéristiques du bon manager dans l’industrie du luxe reflètent bien les multiples tensions conceptuelles de ce secteur : la vision long-terme face à l’éphémérité, la patience du créateur contre la course au profit ou encore la prégnance de l’héritage local s’opposant à la vocation mondiale.

Le secteur du luxe est en lui-même un vaste paradoxe. Alors qu’il se fonde essentiellement sur les concepts d’intemporalité et d’héritage, il offre une beauté éphémère pouvant disparaître du jour au lendemain, dans un mouvement constant de naissance et de renaissance au gré des évolutions et des modes. Dans ce contexte, le bon homoluxus est conscient que l’espérance de vie d’un produit de luxe varie de façon toujours très inattendue. Les marques peuvent longtemps connaître un âge d’or, avant de faire brusquement face à une fragilité, les menant tout droit à l’effondrement, qui arrive toujours de façon très brusque dans cette industrie.

Bien qu’il existe des marques de luxe qui appartiennent depuis des générations à la même famille (Esthée Lauder ou Hermès, pour ne citer qu’elles) ou encore des marques qui ont été achetées par de riches familles (Chanel, par exemple), de nombreuses marques ont fini dans le portefeuille de conglomérats agglomérant au sein de leurs structures plusieurs marques, rassemblées en fonction du secteur spécifique dans lequel elles opèrent. S’agissant de ces dernières, alors qu’elles étaient autrefois l’apanage de quelques gens fortunés, leur consommation est devenue beaucoup plus accessible dernièrement, se mettant à la disposition d’une clientèle plus jeune, plus internationale, en étendant et en diversifiant leur gamme de produits (lunettes, parfums, accessoires en tout genre, etc.).

Autrefois, le créateur derrière la marque, “l’artiste”, qui donnait au produit sa beauté et son caractère unique, était aussi le contrôleur, le garant de la marque. Mais les évolutions de ces vingts dernières années ont pu poser la question de la capacité voire de la compétence du créateur, s’agissant de la conduite d’une entreprise mondiale ou de la gestion de la chaîne de valeur dans son entièreté. S’est par ailleurs posée la question de la continuité de la marque dans le temps, et donc la viabilité de l’entreprise après le départ du créateur.

Aujourd’hui, la règle d’or dans les maisons de luxe est de s’assurer que les créateurs n’ont aucune responsabilité managériale et qu’ils consacrent l'entièreté de leur temps à la création. L’industrie du luxe ne peut fonctionner que si les produits restent inattendus. La création n’a que faire d’un système organisationnel conventionnel et c’est donc à l’entreprise de faire en sorte que cette liberté puisse s’exprimer. C’est ici que le manager fait son entrée. C’est dans ce contexte que le bon manager aura la capacité de maîtriser les paradoxes et les dilemmes sous-jacents au secteur du luxe, et qu’il pourra provoquer un effet papillon, c’est à dire non seulement sur ses équipes et sur les résultats, mais aussi sur la marque et son créateur charismatique.

Manager ou leader

Par définition, le rôle du manager est de planifier, d’organiser, de piloter, et d’obtenir des résultats : il s’appuie sur les autres pour que les livrables soient livrés. Le rôle du leader est tout autre. On lui fait confiance car il a une capacité à proposer une vision, à inspirer et à préparer l’entreprise pour l’avenir, en mettant en place des stratégies et en choisissant les objectifs à atteindre par les différents managers : il fait en sorte que les autres aient envie de faire et de bien faire. Il paraît évident qu’aujourd’hui le manager du luxe, dans un magasin par exemple, doit jouer sur ces deux tableaux. Lors de la rédaction de mon ouvrage The Road to Luxury, j’ai eu l’occasion de rencontrer une responsable de boutique que j’ai pu observer dans l’accomplissement de ses tâches managériales quotidiennes. Elle était pour moi le parfait exemple du bon équilibre entre le manager et le leader. Elle dirigeait une “compagnie d’acteurs”, expression qu’elle employait pour qualifier son équipe, embrassant elle-même le rôle de “faiseur de rêves”, à la fois pour ses employés et pour ses clients, à travers une astucieuse alchimie combinant à la fois motivation, séduction, relativisation du stress, éloquence, présence physique et posture managériale. Elle faisait corps avec la marque et avec ses produits, telle une réelle incarnation de l’identité de la marque, consciente de son environnement et adaptant par conséquent son mode de management.

S’affranchir de l’éphémérité

Le mode de management est en effet très déterminé par l’environnement social, culturel et organisationnel. Si l’industrie du luxe est paradoxale, son management est par voie de conséquence tout aussi ambivalent. Pour survivre et prospérer dans cette industrie, les marques de luxes devraient alors avoir recours à des managers combinant ces différentes qualités:

  • Combiner l’utilisation des deux hémisphères du cerveau : l’hémisphère gauche est le siège de la logique, des faits, et de la science. Il est pragmatique et forge les stratégies. Le cerveau droit est quant à lui le siège de la créativité, de l’imagination, des perceptions, de la prise de risque, et préfère les visions d’ensemble. Les managers dans l’industrie du luxe ont besoin de pouvoir comprendre les caractéristiques uniques propres à ce secteur, ils doivent pouvoir manager efficacement des personnes très créatives, et être sensibles à la diversité culturelle, élément nécessaire à tout manager d’une entreprise mondiale.
  • Concilier rapidité et intemporalité : le manager doit jongler entre l’intemporalité et la profitabilité. Il doit d’une part comprendre  et communiquer l’identité de la marque et ses produits, et d’autre part s’assurer de l’efficacité de ses différents départements marketing, ventes et après-ventes sur des marchés internationaux.
  • Jongler avec les cultures : alors qu’on assiste de plus en plus à un phénomène de recrutement de jeunes talents localement, il reste préférable en général que le manager ait une compréhension complète du savoir-faire français ou italien, avant d’aller vendre les produits de la marque à Shenzhen, Sao Paulo, Singapour ou San Francisco. De plus, il ou elle doit être capable de pouvoir gérer les dilemmes inhérents à l’industrie du luxe, notamment la conciliation des stratégies de développement sur des nouveaux marchés, d’ouverture de nouveaux canaux de distribution, d’adaptation aux différentes attentes selon les cultures, avec la préservation de la rareté et de l’artisanat, inhérent au caractère local de la marque.
  • Capitaliser sur les potentiels en interne : faire progresser ses talents en interne est un long processus. On a parfois tendance à vouloir recruter en externe des managers provenant d’autres secteurs, car ils ont une expérience différente et ont pu faire face à des crises et à des cultures différentes, surtout dans ce contexte de globalisation. Ils ont donc un avantage certain sur ce marché internationalisé. En revanche, des marques comme LVMH, Richemont ou Kering, alors qu’elles estiment toujours autant les hauts-potentiels “externes”, ont décidé d’encourager de plus plus en plus la promotion en interne, dans l’entreprise en premier lieu, et du moins en provenance du monde du luxe, afin de former en leur sein la prochaine génération de leaders. En outre, les managers qui arrivent dans le luxe depuis un autre secteur se montrent plus efficaces dans les grandes entreprises que dans les plus petites maisons. Le défi majeur est de pouvoir trouver des leaders qui disposent d’une large ouverture d’esprit et qui sont les plus à même de prendre en compte l’importance de préserver la valeur inhérente de la marque.
  • Concilier le numérique et la tradition : comprendre le numérique et comprendre l’Histoire de la marque et ses traditions ne relèvent pas des mêmes compétences: le manager du luxe se doit donc d’être ambidextre. Par exemple, la marque Burberry, par l’entrelacement de la créativité, des technologies et du management a réussi à créer de l’intérêt client pour ses produits grâce à des projets numériques d’ampleur, par exemple : un site de crowdsourcing, un événement en live filmé en 3D, ou encore une large campagne de publicité digitale interactive. Les managers doivent donc être très à l’aise avec l’utilisation de ces nouveaux outils, mais toujours dans l’objectif de faire valoir la tradition, l’Histoire et l’identité de la marque.

Comprendre les spécificités et en faire une force

Il n’y a bien sûr aucun modèle type de manager. Les différentes maisons ou marque de luxe ont toutes des styles de management très différents, qui s’accordent avec la personnalité de leurs dirigeants et s’adaptent aux environnements interne et externe dans lesquels elles opèrent. En revanche, le luxe est un monde dans lequel le moindre détail peut faire la différence. Être un manager dans l’industrie du luxe demande une endurance physique, une bonne humeur, une excellente santé et une bonne compréhension des marchés nationaux et internationaux. Au-delà de ces qualités habituelles nécessaires à tout manager dans toute industrie, il est capital dans le secteur du luxe de pouvoir comprendre les subtilités et le langage spécifique de ce marché si particulier. L’homoluxus doit toujours avoir en tête que le Luxe n’existe que par la prégnance de certains principes qui ne peuvent pas être ignorés ou remis en cause. Il s’agit d’une culture et d’une philosophie qui requièrent une parfaite compréhension du secteur avant de prendre la moindre décision, car les complexités inhérentes et la particularité du produit final le distinguent sur de multiples plans des autres industries. Il s’agit alors pour le manager de pouvoir embrasser pleinement les particularités de l’industrie, pour être à même de proposer un management subtil et fidèle à l’identité de la marque et à ses produits.

 

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