Pourquoi la Fintech « made in China » n’a pas besoin d’être disruptive pour s’imposer

Pourquoi la Fintech « made in China » n’a pas besoin d’être disruptive pour s’imposer

Patrick Lecomte, directeur adjoint des Centres d'excellence de l'ESSEC Asie-Pacifique, explore la montée exponentielle des Fintechs chinoises et leurs ambitions de rivaliser avec les géants occidentaux de la technologie.  

Quand Jamie Dimon, CEO de JPMorgan, annonçait à ses actionnaires en avril 2015 que « la Silicon Valley est train d’arriver dans la finance », il n’envisageait probablement pas qu’à peine 2 ans plus tard, à la place de la Silicon Valley ce seraient les géants chinois de l’Internet qui domineraient la Fintech mondiale.

La Fintech est partout, aux Etats-Unis, en Europe, dans les centres financiers d’Asie (Hong Kong, Singapour). Mais c’est en Chine qu’elle explose littéralement. Entre juillet 2015 et juin 2016, les investissements dans la Fintech chinoise ont atteint 8.8 milliards de dollars US, soit le montant le plus important avant les Etats-Unis et l’Europe.  La Fintech chinoise qui s’est développée de manière autonome sans lien avec l’extérieur s’appuie sur un environnement florissant pour l’Internet.

Une économie digitale a fort potentiel

Avec 730 millions d’utilisateurs d’Internet, la Chine est en effet la plus grande économie digitale au monde, et celle qui croît le plus rapidement. Bien que les américains, les allemands, les japonais dépensent plus en ligne par personne, un pourcentage toujours plus important de chinois achètent, vendent, transfèrent des fonds sur Internet que n’importe où ailleurs au monde. A titre d’illustration, sur l’année 2016, les ventes d’Alibaba ont atteint 502 milliards de dollars US, soit plus de deux fois celles d’Amazon.com.  Le commerce en ligne en Chine représente désormais près de 47% du total mondial. Les plus jeunes générations, Gen-Y et milléniaux,  jouent un rôle moteur dans la croissance de l’économie digitale. Parmi les classes moyennes, ces consommateurs représentent près de 45% de la consommation totale. Plus de la moitié de ceux nés après 1990 consomment en ligne et gèrent leur finance via des applications Fintech sur leur smart phone.

Les géants de l’Internet chinois que sont Alibaba, Baidu, Tencent, l’ont bien compris, en positionnant leur plateforme pour couvrir l’ensemble des besoins, financiers et non financiers, de la classe moyenne émergente.  L’application de messagerie de Tencent, WeChat, a par exemple permis d’échanger 32 milliards d’enveloppes rouges (hong bao) traditionnellement associées aux étrennes lors des 6 jours fériés du Nouvel An Chinois en 2016, soit 6 fois le nombre de transactions enregistrées par Paypal sur toute l’année 2015!  Outre l’échelle unique du marché domestique qui joue un rôle important dans la capacité des Fintechs à rapidement atteindre une taille importante (scalability), d’autres facteurs clé ont une influence déterminante sur le succès de la finance digitale en Chine.

La confiance règne

Tout d’abord, alors que les questions de protection des données et de la vie privée sont cruciales pour les internautes occidentaux, une étude publiée dans Harvard Business Review (Mai 2015) montre qu’à l’opposé des allemands qui sont les plus sensibles à cette question parmi les pays développés, les chinois n’accordent que peu de valeur à la confidentialité de leurs données personnelles. Les écosystèmes mis en place par les géants chinois de la technologie bénéficient donc pleinement d’effets de plateforme, où les données personnelles sont collectées et optimisées afin de proposer une offre toujours plus ciblée et élargie de services financiers.

Un autre élément connexe est le très fort taux d’adoption des Fintech par les consommateurs, reflet de la confiance que les internautes chinois portent aux nouveaux entrants. Une étude menée par la banque singapourienne DBS montrait qu’en 2016, près de 40% des chinois utilisaient de nouveaux moyens de paiement développés par des Fintech, contre seulement 4% à Singapour, pourtant l’un des centres les plus innovants au monde pour la Fintech (Fintech hub). Au cours de la même année, 35% des chinois ont également acheté des produits d’assurance auprès d’entreprises Fintech contre seulement 1% à 2% dans le reste de l’Asie.

Les banques ont elles manque une opportunité ?

Certes soutenu par un environnement technologique très propice, le fort taux d’adoption des Fintech reflète fondamentalement les lacunes du secteur bancaire chinois qui n’arrive pas à répondre aux besoins de pans entiers de l’économie.

Traditionnellement, les banques se sont concentrées sur les entreprises liées au gouvernement central (SOEs) et les grandes entreprises, aux dépens des petites et moyennes entreprises, et des particuliers. Ceci les a conduits à ignorer d’énormes segments de marché que les nouveaux entrants issus des Fintech se sont empressés de cibler.  De ce fait, pour près de la moitié des particuliers chinois, les Fintechs représentent leur compte principal pour emprunter, épargner, acheter des assurances ou des produits d’investissement. En termes de volume, les Fintechs ont d’ores et déjà dépassé les banques traditionnelles. Toutefois, en termes de valeur, les banques contrôlent encore 90% des transactions, les Fintech gérant majoritairement des multitudes de petits montants. Dans le futur proche, le danger pour les banques chinoises n’est pas tant en terme de volume qu’en terme de relation clients et d’information, alors que les transactions en ligne alimentent les bases de données sans cesse plus riches des Fintechs spécialisés par exemple dans le paiement en ligne.

Le fait est que les banques chinoises souffrent d’un fort déficit de confiance auprès de la population. Une enquête de EY  (Global Consumer Banking Survey 2016) explique que les banques traditionnelles sont devenues peu pertinentes pour les consommateurs chinois. Les institutions financières les plus visionnaires ont bien compris que leur intérêt est de s’allier avec les Fintechs plutôt que de s’opposer à elles. C’est le cas de Ping An, énorme compagnie d’assurances, qui a aidé au financement de Lufax devenu en quelques années la plus grande plateforme de Peer-to-Peer lending au monde.

Cependant, tout n’est pas paisible entre banques et Fintech, en particulier lorsqu’il s’agit de la  nouvelle frontière de la finance chinoise, à savoir le marché gigantesque des chinois exclus du système bancaire. Cette population de 234 millions de personnes dont 71% vivent à la campagne et 54% font partie des plus pauvres est une priorité du Gouvernement Central qui cherche à promouvoir l’inclusion financière. La compétition entre les banques classiquement implantées dans les zones rurales où vivent ces populations, telle la Postal Savings Bank of China (PSBC), et les Fintech est féroce.  

Un écosystème très favorable

Jusqu’à l’année dernière, les Fintech chinoises ont bénéficié d’un environnement règlementaire très favorable en particulier dans le Peer-to-Peer lending et la gestion collective.  Plusieurs scandales, dont une pyramide de Ponzi sur une plateforme P2P gérant 7,6 milliards de dollars pour 900000 utilisateurs, ont conduit la banque centrale chinoise PBOC à adopter une attitude plus stricte et à mieux contrôler les activités des Fintech. Malgré tout, les règles chinoises sont encore nettement moins dures que celles adoptées par exemple à Singapour ou au Royaume-Uni.

Un autre facteur non négligeable expliquant la croissance très rapide des Fintech en Chine résulte du volume de financements disponibles pour le secteur, tant par les entreprises soutenues par le gouvernement que par le gouvernement central lui-même qui gère plus de 750 fonds finançant les start-ups innovantes à travers tout le pays (représentant une levée de fonds agrégée de 231 milliards de dollars en 2015). Pour alimenter leur forte croissance, les Fintechs ont également besoin de talents. Elles sont particulièrement friandes de talents chinois formés dans les meilleures universités étrangères avec une expérience professionnelle au sein de leaders tels Google et Facebook. Devant les opportunités offertes en Chine, ces profils sont de plus en plus nombreux à retourner au pays après une période à l’étranger, les femmes jouant un rôle non négligeable dans la création de Fintech et leur gestion.

Géographiquement, le secteur des Fintechs se déploie à partir de trois localisations principales : Beijing où se trouvent les sièges sociaux de JD.com et Baidu ; Shanghai en tant que centre financier et proche de Hangzhou où se trouve le siège d’Alibaba ; la province de Shenzen près de Hong Kong où sont localisés les géants de la technologie Huawei et Tencent.

Un marché domestique verrouillé

Face au développement spectaculaire du marché des Fintech en Chine, les leaders occidentaux de la Fintech sont en droit de s’interroger sur les opportunités que ce marché représente pour eux. Dans les faits, le marché chinois des Fintech est (presque totalement) hermétique aux entreprises non chinoises. Par exemple, La Chine impose de fortes restrictions sur les prises de participation dans ses Fintech par des entités étrangères. Les investisseurs non domestiques ont ainsi été exclus de la levée de fonds de WeBank, la banque en ligne de Tencent, après que les régulateurs chinois eurent exprimé leur souci quant à une participation étrangère dans le secteur.

Cela n’est pas un problème nouveau. Toute entreprise non chinoise opérant dans le secteur de l’Internet doit par exemple s’enregistrer sous le statut de « sociétés de télécommunications à valeur ajoutée », ce qui implique de fortes limitations quant à la possibilité de réaliser des investissements. Dans ces conditions, quelle sera la capacité des Fintech chinoises à se déployer à l’étranger? A court terme, l’Asie est dans leur ligne de mire : Hong Kong bien sûr, mais aussi la région ASEAN et le sous-continent Indien. A travers Ant Financial, Alibaba a déjà investi massivement en Thailande, à Singapour, au Vietnam et en Inde. Alipay a pour objectif d’atteindre plus de 2 milliards d’utilisateurs au l’échelle mondiale.

En ce qui concerne des développements plus lointains, en Europe ou aux Etats-Unis, leur approche a consisté à suivre les touristes chinois à Londres, Paris ou New York en leur donnant accès aux mêmes moyens de paiement à l’étranger qu’en Chine. Depuis octobre, Alipay est disponible à New York et en Californie. De même, WeChat payment sera bientôt opérationnel dans les principales villes américaines. D’ici 2020, les touristes chinois voyageant à l’étranger devraient atteindre 500 millions par an.

En ce qui concerne des implantations plus importantes, McKinsey estime qu’elles passeront probablement par des prises de participation dans des entreprises déjà bien établies telle Paypal. Une première étape consistera sans doute à se faire introduire en bourse aux Etats-Unis. Etant donné l’environnement actuel, leur passage de leaders chinois à des géants globaux reste cependant profondément incertain. 

Références :

  • The Rise of Fintech in China: Redefining Financial Services, A report by DBS and EY (November 2016)
  • Morey T., T. Forbath, A. Schoop, Customer Data: Designing for Transparency and Trust, Harvard Business Review, May 2015, pp 96-105.

ESSEC Knowledge: Cutting-edge research – made practical     

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