Responsabilité Sociétale des Entreprises : vers un nouvel esprit du capitalisme ?

Responsabilité Sociétale des Entreprises : vers un nouvel esprit du capitalisme ?

Pourquoi la responsabilité sociétale des entreprises n’a-t-elle pas encore réussi à instaurer un nouveau paradigme plus durable? Dans son article “Is Corporate Social Responsability A New Spirit of Capitalism?”, le Professeur Bernard Leca et ses co-auteurs Baher Ali Kazmi (Aston Business School) et Philippe Naccache (Toulouse Business School), préconisent une approche ascendante, dite “bottom-up”, se concentrant à la fois sur l’implication des employés et celle des managers.

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Le capitalisme de marché, longtemps considéré comme une source de prospérité illimitée, a souvent été montré du doigt au XXIème siècle comme l’un des premiers moteurs des inégalités et de la surexploitation des ressources, dans une recherche perpétuelle du profit. En l’absence d’un système alternatif viable, la Responsabilité Sociétale des Entreprises pourrait représenter une solution convaincante pour essayer de guérir les maux du capitalisme, c’est-à-dire une stratégie  incitent les entreprises à créer de la valeur économique et sociétale.

Il existe toujours de nombreuses interrogations sur l’efficacité réelle de la RSE. De nombreux chercheurs se sont penchés sur la meilleure façon de concevoir, d’organiser et d’implémenter une stratégie RSE. Certains restent optimistes, y voyant un potentiel pour encourager le développement d’un nouveau management positif, mettant au coeur de l’action la lutte contre les injustices sociales et la protection de l’environnement. D’autres chercheurs sont plus prudents, estimant qu’il s’agit essentiellement d’un écran de fumée, dissimulant habilement la vraie nature du capitalisme d’entreprise, celle de l’exploitation effrénée des ressources, une nature ne pouvant être changée.

Mais, un changement est-il possible?

Nos recherches participent à ce débat en puisant dans les travaux des sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski, soulevant dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme (2006), que le système s’est réinventé au moins trois fois depuis la fin du XIXème siècle. L’incarnation la plus récente du capitalisme, matérialisée dans les années 1990, est celle de “l’esprit de projet”, qui justifiait ce système comme celui offrant les meilleures conditions d’exprimer la créativité et les talents individuels. Dans notre étude, nous nous sommes demandés si la RSE pourrait participer à créer un nouvel esprit du capitalisme, et ainsi inaugurer une nouvelle phase d’un capitalisme durable 2.0.

Intéressons nous alors à cet esprit naissant du capitalisme, fondé sur la RSE.

Pour ce faire, nous avons analysé 22 ouvrages influents sur la gestion de la RSE écrits par d'éminents auteurs dans leur domaine et par des professionnels du management. Nous avons cherché à comprendre comment la RSE peut être légitimée pour les lecteurs de ces livres.

Est-ce vraiment une solution enthousiasmante?

Luc Boltanski et Eve Chiapello avancent que le capitalisme n’est pas vraiment enthousiasmant en soi, car il implique un effort permanent de recherche d’accumulation du capital, ainsi qu’une subordination “volontaire” des salariés à leur employeur, qui doivent alors renoncer à la fois au fruit de leur travail et aux richesses qu’ils produisent. Dans un tel système, “l’esprit” doit fournir aux acteurs du capitalisme une source d’enthousiasme. Les textes que nous avons pu étudier présentent deux sources différentes mais interdépendantes d’enthousiasme.

  • Pour les individus, la RSE offre une expérience du travail plus riche et diversifiée, où de nombreuses valeurs, autre que le profit financier, sont mises au coeur de l’action quotidienne. Le management fondé sur la valeur, rendu possible par la RSE, est alors un moyen de renforcer ce sentiment de communauté au travail et de consolider l’identité et la culture de l’entreprise.
  • Pour les entreprises, la RSE donne l’opportunité d’atteindre à la fois les objectifs sociétaux et les objectifs de réputation, en améliorant les liens et les relations entre les grandes entreprises et l’environnement dans lequel elles opèrent. Selon les auteurs, cela est rendu possible car il y aurait un lien intangible entre la performance sociale de l’entreprise et sa performance économique. La RSE est alors un moyen de rétablir la confiance du grand public dans le “monde de l’entreprise”. Elle améliore ainsi la réputation de la firme et la conforte dans son environnement.

Ce qui est intéressant ici, c’est que les sources d’enthousiasme liées à la RSE semblent être en nette contradiction avec celles repérées par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans la phase précédente de cet “esprit” du capitalisme. Selon eux, il existe une caractéristique commune à toutes les sources d’enthousiasme fournies successivement par les différentes phases du capitalisme :  la “libération” des salariés. Les écrits qui mettent en avant la RSE, offrent un contraste frappant soulignant constamment ses “devoirs” envers le collectif.Une partie de l'enthousiasme suscité par la RSE en tant que nouvel esprit potentiel consiste à réduire ce qui est présenté comme une anomie courante en reconnectant les entreprises à la société en général, et en permettant l’alignement des valeurs morales des protagonistes du capitalisme avec leurs intérêts économiques.

Est-ce suffisant pour garantir la sécurité?

Luc Boltanski et Eve Chiapello soutiennent qu’afin de pouvoir favoriser l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme, ses défenseurs doivent être à même de pouvoir convaincre les autres que s’engager dans cette nouvelle “version” leur apportera plus de sécurité. Cette dernière est au coeur des arguments déployés par les promoteurs de la RSE. En revanche, la conception même de la sécurité est ici quelque peu différente. On la comprend comme :

  • Une sécurité sur le long-terme prenant la société dans son ensemble, s’opposant à la menace incarnée par le schéma à court terme actuel du capitalisme;
  • Une garantie de la sécurité des générations futures;
  • Un moyen d’assurer la sécurité à long-terme des entreprises, renforçant les liens entre les firmes et la société dans son ensemble.

D’autres livres énumèrent également plusieurs avantages de la RSE, en avançant qu’elle permet d'accroître le succès économique et les chances de survie des entreprises, par le développement de nouveaux marchés, l’innovation, les nouveaux positionnements, la réduction des risques et la capacité d’attirer des nouveaux talents désireux d’avoir un impact sociétal positif.

On peut noter cependant qu’il existe de nombreux débats sur ce concept de sécurité à long terme. On constate notamment que encore trop peu d’attention est accordée à l’amélioration de la sécurité même des salariés dans cette configuration, ils sont également en droit d’exiger eux aussi une sécurité de l’emploi à long terme, notamment.

L’équité est-elle garantie?

Selon Luc Boltanski et Eve Chiapello, la dernière composante du nouvel esprit du capitalisme est de permettre aux gens d’avoir le sentiment qu’en travaillant au sein du système capitaliste, ils seront récompensés de manière équitable et à leur juste valeur. Par exemple, dans l’esprit actuel du capitalisme (esprit de projets), l’équité est intégrée dans l’évaluation des salariés, en fonction de leur adaptabilité, de leur mobilité, et de leur capacité même à réaliser le projet. Notre analyse de nombreux articles managériaux nous a appris qu’il existe une distinction entre les salariés, et notamment entre les managers et les exécutants.

Alors que les auteurs abordent prioritairement la question de l’équité des cadres, à laquelle il faut attacher des récompenses, ils accordent assez peu d’attention aux travailleurs. Les textes que nous avons pu analyser s’adressent plus aux managers qu’aux simples employés. Ils insistent sur l’importance du leadership, et font des managers, des cadres dirigeants, des PDG, les principaux moteurs des politiques de RSE. Certains auteurs recommandent même des récompenses financières en fonction de l’engagement des managers dans la politique RSE du groupe.

En revanche, si on s’intéresse aux récompenses accordées aux employés, les textes nous montrent que celles-ci ont plutôt tendance à être symboliques plutôt que financières. La RSE est présentée comme un simple moyen de donner au personnel l’occasion d’exprimer son idéalisme et de se positionner en tant que citoyen raisonnable et engagé, créant alors un environnement de travail positif, lui permettant de renforcer son employabilité. Néanmoins, nous soutenons que pour les salariés, “la motivation est basée sur des valeurs plutôt que sur une récompense financière”. Ironiquement, la rémunération est considérée comme une motivation restrictive pour les salariés, elle est considérée viable dans le cas des managers.

En d’autres termes, de nombreux auteurs considèrent que la mise en oeuvre de la RSE, en tant que transformation majeure, nécessite un processus descendant, “top-down”, donnant une place majeure aux managers. Dans cette perspective, on peut considérer que l’absence de traitement des récompenses des salariés dans les articles étudiés peut être simplement dû au fait que les auteurs se sont concentrés sur les enjeux les plus capitaux, ceux concernant le top-management et son leadership.

Mais cela peut devenir compliqué lorsqu’il s’agit de convaincre les différents acteurs du capitalisme et d’essayer de mettre en oeuvre ce nouvel esprit, alors qu’il existe un vaste fossé entre les managers et leurs employés sur ces questions d’incitations.

Le capitalisme 2.0 nécessite une approche “bottom-up”

Nos analyses montrent que la RSE présente les traits fondamentaux d’un “esprit du capitalisme” : elle introduit des changements dans la pratique, fait des recommandations sur l’implémentation de ces changements, et énonce les avantages que peuvent en tirer les entreprises, les managers et les employés. Les théoriciens et gourous de la RSE ne tiennent pas particulièrement au maintien d’un statu quo, mais demandent des réformes et essayent d’influencer le management actuel des entreprises, soutenant qu’une nouvelle forme de capitalisme pourrait faire partie de la solution, tout comme la forme actuelle fait partie intégrante du problème.

Cependant, deux aspects de ce nouvel esprit du capitalisme restent peu commentés. Il semble que l’on apporte trop peu d’attention à la sécurité des individus au sein même des organisations, et des inégalités y persistent, notamment en terme de rémunération et de considération.

En d’autres termes, jusqu’à présent, ce nouvel esprit du capitalisme a été introduit à travers une approche essentiellement “top-down”, de haut en bas. Cela a conduit à une conception assez inhabituelle de l’équité : là où les managers en charge de la stratégie RSE reçoivent des incitations financières, la récompense à laquelle peuvent prétendre les salariés ne va pas plus loin qu’une simple satisfaction symbolique de prendre part à une grande cause. La politique RSE pourrait alors être vue par le salarié comme un moyen d’augmenter les rémunérations des dirigeants mais pas les leurs.

En bref, l’incarnation actuelle de l’esprit du capitalisme fondé sur la RSE peut réussir à produire de la valeur de façon collective à la fois pour les entreprises et la société dans son ensemble, mais elle ne permet pas d’inclure les employés dans le processus de création et d’incitation.

Un nouvel esprit du capitalisme est donc encore en cours de développement. Cependant, si l’on espère un vaste changement sur le long-terme, il faut placer les salariés au centre de cette stratégie essentielle. En adoptant une approche “bottom-up”, de bas en haut, ce nouveau système se verra plus aisément réalisé.

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