Avec Anne-Claire Pache
Au cours de la dernière décennie, l’entrepreneuriat social s’est développé de manière importante en France et continue à se développer dans le monde, attirant l’attention des médias, des pouvoirs publics et du monde académique. En identifiant les besoins sociaux non satisfaits et en proposant des solutions concrètes pour y répondre, les entrepreneurs sociaux sont potentiellement les agents du changement social.
Pour maximiser leur impact, ils sont souvent amenés à dupliquer sur d’autres territoires les solutions qu’ils ont expérimentées et qui ont fait leur preuve. Pour mener à bien ce changement d’échelle, il faut être capable de mobiliser de nouvelles ressources, d’industrialiser les processus et de mettre en place des outils de contrôle et de partage avec les nouvelles entités. Ce processus pose ainsi une question cruciale aux entrepreneurs sociaux : comment peuvent-ils industrialiser leur entreprise sans perdre leur âme ? Comment peuvent-ils maintenir à grande échelle le souci et l’attention qu’ils avaient pour leurs bénéficiaires à petite échelle ?
Jusqu’à présent, les chercheurs se sont peu penchés sur cet enjeu. Nos travaux cherchent à répondre à ce manque et à savoir comment les entrepreneurs sociaux peuvent combiner souci de l’autre et maximisation de l’impact social.
Un entrepreneur d’un genre différent
La plupart des chercheurs s’accordent sur le fait que les entrepreneurs sociaux sont des entrepreneurs d’un genre différent. S’ils sont confrontés aux mêmes enjeux et passent par les mêmes étapes que les autres entrepreneurs, nos travaux suggèrent qu’ils sont différents de par la place centrale que prend le care dans leur trajectoire entrepreneuriale. Le care, terme anglais difficilement traduisible en français, fait référence à des relations qui impliquent à la fois le fait de « se soucier d’autrui » (to care about) et d’« en prendre soin » (to take care of). C’est cette double dimension de sensibilité empathique et d’engagement concret qui rend le concept intéressant et pertinent au regard du phénomène de l’entrepreneuriat social.
En effet, lorsque l’on demande à un entrepreneur social d’où lui est venue son idée, il/elle relate très souvent une expérience fondée sur une rencontre empathique avec des personnes qui sont dans une situation de fragilité. La spécificité des entrepreneurs sociaux est qu’ils ne restent pas uniquement réceptifs à la vulnérabilité de ces personnes, ils choisissent aussi d’endosser une responsabilité par rapport à cette situation. L’entrepreneur social crée en effet sa structure pour répondre aux besoins de ces personnes. Il s’agit cependant de proposer - et non d’imposer – son initiative aux bénéficiaires. Cela suppose de maintenir une réciprocité dans la relation pour s’assurer que le service ou produit répond bien à leurs besoins, même s’il est parfois difficile pour les bénéficiaires de l’exprimer.
Ainsi, les entrepreneurs sociaux se distinguent des autres entrepreneurs par la finalité qu’ils poursuivent - répondre à un besoin social non satisfait - mais aussi par le processus qu’ils suivent – s’appuyer sur une relation empathique et engagée avec les personnes en situation de vulnérabilité tout en maintenant une réciprocité dans les échanges.
Les écueils qui guettent une entreprise sociale
Cette spécificité constitutive de l’entrepreneuriat social coure le risque de disparaître lorsque la structure fait le choix d’un changement d’échelle.
D’abord, la mobilisation de ressources en vue de la croissance n’est une étape facile pour aucun entrepreneur mais elle représente un défi particulier pour les entrepreneurs sociaux qui s’appuient souvent sur des modèles hybrides de financement. Leurs revenus ne s’appuient pas seulement sur leurs clients, mais aussi sur des partenaires, des donateurs voire sur des subventions publiques. Du fait de cette complexité qui demande une implication très forte du fondateur, le risque est toujours présent de se focaliser sur la génération de revenus au détriment de l’attention pour les bénéficiaires. L’un des dangers est par exemple de se couper des bénéficiaires les plus vulnérables au profit de ceux qui sont plus solvables, ou encore de répondre à des demandes des financeurs qui éloignent du lien avec les bénéficiaires.
Ensuite, un développement important est synonyme de rationalisation et de standardisation. Ces évolutions permettent de garantir une plus grande efficience et des économies d’échelle. Cependant, ce processus peut conduire à une forme de bureaucratisation et à un affaiblissement des relations de care. L’organisation est amenée à adopter des procédures qui peuvent éloigner les collaborateurs d’une écoute empathique et qui risquent de freiner leur engagement.
Enfin, l’entrepreneur social est amené à mettre en place des outils pour mesurer son impact. L’attention portée à chaque situation et les changements qualitatifs qui en découlent pour les bénéficiaires sont souvent subtils et difficiles à évaluer. L’un des écueils est de se focaliser sur les réalisations, plus faciles à mesurer, et d’écarter du suivi les changements plus subjectifs et plus difficilement observables. En d’autres termes, lors du changement d’échelle, les entrepreneurs sociaux courent le risque de tourner leur attention exclusivement vers le suivi chiffré des réalisations et non plus aussi sur la qualité du lien avec les bénéficiaires.
Favoriser une culture organisationnelle fondée sur le care
Le problème est donc le suivant : est-ce que les entrepreneurs sociaux peuvent maximiser leur impact social tout en maintenant leur éthique du care ? Pour cela, il faut que l’entrepreneur construise une organisation qui poursuive sa mission sociale mais qui adopte aussi des processus qui favorisent l’émergence d’une culture organisationnelle fondée sur le care. Nous avons identifié trois leviers pour atteindre cet objectif.
En premier lieu, pour changer d’échelle, les entrepreneurs sociaux, ont besoin de recruter de nouvelles personnes afin de piloter les nouvelles activités et/ou les nouvelles implantations mais aussi pour assurer un renforcement des fonctions support (comptabilité, finances, ressources humaines, communication, marketing, …). Ainsi, il paraît essentiel que ces nouvelles recrues s’approprient eux aussi une éthique du care alors même qu’ils ne sont plus nécessairement en lien avec les bénéficiaires dans leur activité professionnelle quotidienne.
Une stratégie envisageable serait de recruter des salariés qui démontrent a priori une éthique du care importante. Il paraît cependant difficile de mener ce type d’évaluation lors d’un entretien de recrutement. Le care est une manière d’être en relation avec autrui, par définition contextuelle et discrète, prenant des formes différentes en fonction des situations. Plutôt que d’essayer de chercher à identifier les personnes qui ont une éthique du care et ceux qui n’en n’ont pas, nous proposons plutôt que les entreprises sociales cultivent une culture propice à son développement. Concrètement, il s’agit de proposer à tous les collaborateurs, y compris les dirigeants et les administrateurs, de s’engager dans des actions qui mettent en jeu des relations de care avec les bénéficiaires. Des travaux de recherche récents ont montré que le volontariat en entreprise peut se révéler un puissant moyen pour encourager l’engagement et l’empathie chez les collaborateurs.
Un deuxième levier serait d’encourager l’émergence de relations de care entre les collaborateurs. Les collaborateurs qui sont directement en contact avec les bénéficiaires sont particulièrement sollicités sur le plan émotionnel. À ce titre, ils courent un fort risque d’épuisement professionnel, voire de burn out. Afin de limiter ce risque, on sait que la capacité des collaborateurs à nouer durablement des relations de care dépend du care qu’ils reçoivent eux-mêmes de la part de l’entreprise, que ce soit de la part de leur direction ou de leurs pairs. Ainsi, il paraît nécessaire que les entrepreneurs sociaux encouragent au sein de leur structure l’émergence de relations de care entre les collaborateurs. Cela inclut la mise en place de temps spécifiques, par exemple sous la forme d’ateliers d’échanges de pratique ou de supervision. Cela implique également que les managers considèrent que le care fait aussi partie de leur rôle d’encadrement.
Enfin, un troisième levier réside dans la capacité de l’organisation à rester à l’écoute de ses différentes parties prenantes, notamment les acteurs ou les groupes d’acteurs qui ont l’habitude de rester en retrait et qui ne prennent pas facilement la parole. C’est souvent le cas par exemple pour des bénéficiaires qui sont dans une situation grande exclusion telle qu’ils ont perdu l’habitude de s’exprimer. Cela a des implications importantes sur le plan de la gouvernance. Les entrepreneurs sociaux doivent ainsi s’assurer que les structures formelles de prise de décision, comme le conseil d’administration, donnent la parole à toutes les parties prenantes, notamment à ceux qui n’osent pas ou plus la prendre. Cela suppose d’aménager des temps propices et adaptés au profil des personnes concernées.
En définitive, nous soutenons que le changement d’échelle des entreprises sociales, pour assurer une maximisation de l’impact social dans la durée, doit permettre de développer une culture organisationnelle fondée sur le care, à la fois vis-à-vis des bénéficiaires, entre les collaborateurs et au sein de la gouvernance. La mise en place de cette culture du care assurera la pérennité des entreprises sociales, non seulement en les empêchant de s’éloigner de leur mission, mais aussi en diminuant leur dépendance envers l’éthique de leur fondateur. C’est à cette condition que souci de l’autre et maximisation de l’impact social se nourriront durablement l’un l’autre pour assurer la réussite à grande échelle des entreprises social