Avec Arthur Gautier
Alors que l’on n’attend pas des entreprises qu’elles fassent des dons, elles sont de plus en plus nombreuses à s’y mettre. Même la crise financière mondiale n’a pas réussi à entraver l’envolée remarquable que connaît actuellement la philanthropie d’entreprise. Mais pourquoi les entreprises font-elles des dons ? La philanthropie d’entreprise provient-elle d’un désir sincère de contribuer au bien commun et d’investir dans la communauté, ou le phénomène peut-il être mieux compris si l’on se place d’un point de vue marketing ?
Les chercheurs se sont posés cette question pendant plus de trente ans. Arthur Gautier et Anne-Claire Pache, professeur de politiques publiques et privées et à la tête de la Chaire Philanthropie de l’ESSEC, ont fait une rétrospective sur la recherche dans ce domaine et ont fait le point. Leur article, « Research in corporate philanthropy: a review and assessment », publié dans le Journal of Business Ethics, se penche sur les conclusions de 162 publications académiques afin de condenser les théories de tous ces experts.
Est-ce que les entreprises sont réellement philanthropes ou est-ce seulement du marketing ?
À première vue, la philanthropie d’entreprise semble un oxymore : le fait de donner de l’argent entre clairement en contradiction avec les objectifs commerciaux et à but lucratif de l’entreprise. Si quelques universitaires soutiennent qu’une personne, à la différence d’une entreprise, peut être altruiste, d’autres reconnaissent malgré tout que du dévouement peut se trouver dans la philanthropie d’entreprise.
Par conséquent, est-ce que c’est l’absence de réciprocité qui permet de distinguer entre la philanthropie d’entreprise et le sponsoring ? De manière non surprenante, l’absence de réciprocité est relative. La plupart des chercheurs sont d’accord pour dire que la philanthropie d’entreprise sert presque toujours, quoique de manière indirecte, les intérêts de l’entreprise qui la met en œuvre. Une entreprise qui investit dans sa communauté s’attend à bénéficier de son investissement : une meilleure cohésion sociale, une main d’œuvre éduquée et une infrastructure améliorée permettent de renforcer indirectement la ligne de résultat.
De nombreux chercheurs sont d’accord pour dire que les entreprises qui investissent dans le bien commun attendent en général un retour sur leurs bonnes actions. Cela semble juste, mais un aspect plus sombre a pris son essor au cours de la dernière décennie, à la fois en théorie et en pratique. Certaines entreprises utilisent la philanthropie comme un outil de marketing, dans divers buts, allant de l’augmentation de la popularité du PDG à la manipulation de l’opinion publique locale.
Combien d’argent et de personnes dépendent de la bonne volonté de quelques uns ?
En effet, les entreprises de détail tournées vers les clients ont tendance à plus se tourner vers la philanthropie, car elles sont censées avoir le plus d’impact dans les secteurs où les entreprises et les clients sont en lien – dans ces secteurs, la demande en produits et en services est essentiellement sous-tendue par les aspirations individuelles. Néanmoins, de nombreuses études ont aussi émis l’hypothèse que la philanthropie tienne beaucoup à la capacité qu’a l’entreprise de donner ; en d’autres termes, elle tient aux actifs nets.
Mais au-delà des motivations économiques, les théoriciens des comportements pro-sociaux affirment que la philanthropie dépend aussi en grande partie de la bonne volonté d’acteurs individuels au sein de l’entreprise : les dirigeants, plus que l’entreprise elle-même, peuvent se sentir soumis à des normes morales ainsi que devoir faire preuve de bienveillance et d’intégrité. Il est intéressant de constater que les conseils d’administration dans lesquels siègent des femmes et des minorités sont plus susceptibles de faire des dons, car ils sont perçus comme faisant preuve de plus d’empathie et cherchant moins à faire du profit.
En revanche, contrairement à l’idée selon laquelle la philanthropie dépend de la bonne volonté des dirigeants, les théoriciens de l’agence affirment que les dons peuvent être liés à la menace du « désengagement managérial » : les dirigeants qui se désengagent cherchent à utiliser les ressources pour des dépenses qui leur plaisent, dont la philanthropie d’entreprise.
Heureuse coïncidence : est-ce que les entreprises philanthropes connaissent de meilleures performances financières ?
Les résultats de la philanthropie d’entreprise sont un domaine de recherche important, occupant 31 % de la littérature que nous avons passée en revue. Qu’ils estiment que la philanthropie d’entreprise soit un engagement pour le bien commun, un investissement pour la communauté ou un stratagème de marketing, de nombreux chercheurs espèrent en fin de compte que les dons vont profiter à l’entreprise. L’idée selon laquelle les entreprises ayant un programme sain de philanthropie connaissent de meilleures performances que les entreprises qui ne donnent pas est en effet largement répandue aujourd’hui. Néanmoins, l’impact indirect de la philanthropie ne se retrouve pas nécessairement dans les ventes ou dans une augmentation de la valeur actionnariale.
À partir des années 1980, néanmoins, une attitude critique fut adoptée envers ce que bon nombre ont appelé la « philanthropie stratégique », c’est-à-dire quand une entreprise alloue des ressources à la philanthropie, pour améliorer non seulement la vie des communautés, mais aussi la ligne de résultats. Cette notion est apparue comme « un terrain de rencontre entre les opposants et les partisans de la philanthropie d’entreprise ».
Au cours des trente dernières années, la recherche académique a brossé un tableau de la richesse et de la complexité des entreprises en tant que philanthropes. Néanmoins, Arthur Gautier et Anne-Claire Pache ont identifié dans leur enquête des trous dans les recherches surprenants : de manière frappante, ils n’ont pas trouvé de larges débats sur la définition du sujet en lui-même, à savoir : « qu’est-ce qui distingue vraiment la philanthropie des autres activités d’une entreprise ? » En outre, des liens de cause à effet ne sont pas tirés au clair, comme le lien entre la philanthropie d’entreprise et la profitabilité de cette même entreprise. D’autre part, peu d’efforts ont été faits pour connaître les résultats de la philanthropie d’entreprise sur les bénéficiaires. Les deux auteurs espèrent que cet article éveillera un intérêt chez les chercheurs et leur fournira des pistes.
Pour appronfondir :
« Research in coporate philanthropy: a review and assessment », paru dans le Journal of Business Ethics.