L’été 2015 a été marqué par trois grands évènements en Chine dont la concomitance peut être difficilement attribuée au hasard: annonce d’un taux de croissance très en deça du rythme habituel, dégringolade des marchés boursiers et explosion fatale d’un dépôt de stockage illicite de matières dangereuses au grand port de Tianjin, emblématique du ‘miracle chinois’.
Les facteurs à l’origine de ce qu’il convient désormais d’appeler une crise chinoise et leurs implications sur la conduite économique, et peut-être politique, future du pays sont nombreux et largement commentés en Chine et dans le monde. Le propos de cet essai n’est ni de dresser un énième tableau général de l’état de l’économie chinoise, ni d’émettre des conseils à l’intention des dirigeants chinois qui n’en attendent pas de moi. Mon but, plus modeste, est de mettre à profit les circonstances présentes pour mettre en perspective le rôle de l’entrepreneuriat dans le ‘miracle chinois’ et réfléchir sur les manières dont les entrepreneurs peuvent contribuer à un nouveau modèle de développement pour remplacer un modèle qui semble avoir atteint ses limites.
La thèse que je veux argumenter ici est que si l’entrepreneuriat peut contribuer au bien commun, autrement que par le simple accès des masses à la société de consommation, c’est en Chine qu’il doit maintenant en faire la démonstration. Quatre décades d’industrialisation à marche forcée et de participation à la mondialisation ont indéniablement tiré de la pauvreté matérielle des centaines de millions de chinois mais au prix d’immenses externalités négatives. L’ampleur catastrophique de la pollution de l’air, de l’eau et du sol est suffisamment documentée pour qu’il ne soit pas nécessaire d’égrener ici des statistiques que tout le monde connaît. Les conséquences néfastes de la pollution généralisée sur la sécurité alimentaire et la santé de la population sont malheureusement tout aussi établies.
La pollution des villes et des campagnes chinoises n’est malheureusement que la partie la plus souvent médiatisée des externalités négatives de la croissance chinoise qui a été rendue possible par la surexploitation de ressources naturelles, minières et agricoles, domestiques ou importées. Cette même croissance a nécessité la migration de millions de travailleurs vers les centres urbains créant, dans le même mouvement, une classe de citoyens de seconde zone dans les pôles industriels et vidant les campagnes chinoises de leurs forces vives.
Au moment où la société civile signale, dans la rue et sur les réseaux sociaux, son refus de se laisser faire et où les dirigeants politiques prennent la mesure des dégâts du ‘modèle de développement’ inauguré par le grand leader Deng Xiaoping à la fin des années 1970, il est bon d’interroger la part de responsabilité des entrepreneurs dans le ‘miracle chinois’ et d’envisager, sous un jour différent, leur nécessaire contribution à l’invention d’un modèle de développement plus équilibré et durable.
La responsabilité des entrepreneurs chinois dans le désastre écologique et social est énorme. L’accès de la Chine au rang de 2ème économie mondiale est le fruit d’une coalition entre des dirigeants politiques nationaux et locaux, obnubilés par et jugés exclusivement sur le seul taux de croissance du PIB, et des entrepreneurs mus par la seule maximisation de la production et des profits. Ajoutons un peu de corruption dans la relation entre les bureaucrates et les entrepreneurs et nous obtenons un pseudo capitalisme sauvage qui a prospéré dans l’ignorance des externalités négatives humaines et environnementales. Le prix à payer par un milliard trois cent millions de chinois, y compris la classe moyenne qui a retiré des avantages matériels de ce modèle économique, est très lourd.
Si cela peut atténuer un tant soit peu la responsabilité des entrepreneurs domestiques et des politiques chinois, il faut aussi souligner que les externalités négatives imposées à la population chinoise actuelle et aux générations futures n’auraient pas été possibles sans la connivence des investisseurs occidentaux, qui ont pu transférer en Chine des industries polluantes et fortement consommatrices de main d’œuvre docile et pas chère, et des donneurs d’ordre soucieux de s’approvisionner en Chine au moindre prix. Laissons le tribunal de l’histoire établir l’ampleur des responsabilités respectives des acteurs nationaux et internationaux et revenons au rôle de l’entrepreneuriat en Chine.
Alors que la première génération d’entrepreneurs chinois, fortement aidés par les pouvoirs publics, ont agi dans des industries manufacturières fortement consommatrices d’énergie, de ressources naturelles et de main d’œuvre et générant toutes sortes d’émissions nocives, une nouvelle génération d’entrepreneurs chinois a émergé dans les années 2000. Ses représentants emblématiques sont Jack Ma, fondateur du site de commerce électronique Alibaba, Robin Li et Eric Xue, les co-fondateurs de Baidu, et Ma Huateng, le fondateur de Tencent et de son système de messagerie instantanée QQ.
Le dynamisme des jeunes entrepreneurs dans les TIC, le contrôle gouvernemental de l’internet et la bienveillance des autorités chinoises envers les acteurs nationaux a permis au pays d’entrer de plein pied dans l’âge de l’information et de générer des mastodontes dans ce secteur. Force est de constater, cependant, que malgré l’accumulation de défis environnementaux et humains, la Chine n’a pas généré une cohorte visible d’entrepreneurs mettant en œuvre des modèles économiques orientés vers les trois ‘P’ de ‘people, profits and planet’ au moment même où le gouvernement met en place des programmes ambitieux de développement durable, notamment pour promouvoir les énergies propres et renouvelables.
Pour autant que l’observateur distant que je suis puisse l’affirmer, les défis environnementaux et humains intéressent peu les ‘grands’ entrepreneurs chinois. Les recherches que j’ai pu effectuer sur le sujet montrent que ces questions sont l’apanage d’entrepreneurs sociaux et d’ONG souvent locales agissant à petite échelle pour offrir à des villageois ici l’accès à l’eau potable ou bien là des soins médicaux gratuits. Les entrepreneurs sociaux et les ONG sont souvent confrontés à l’hostilité des entrepreneurs et des autorités locales qui ne voient pas d’un bon œil la reconnaissance de problèmes sur ‘leur’ territoire.
Sans nier l’utilité des initiatives locales, elles ne suffiront pas à éradiquer les dégâts du capitalisme sauvage à la mode chinoise. La sécurité alimentaire, la santé, la qualité des sols, de l’air et de l’eau, l’énergie et le traitement des déchets, pour ne citer que ces domaines, devraient être vues comme des opportunités pour des entrepreneurs responsables et ambitieux.
M. Zhang Yue, fondateur du Broad Group, représente une ‘anomalie’ parmi les entrepreneurs chinois. L’entreprise qu’il a fondée en 1988 emploie plus de 10.000 personnes et réalise plus d’un milliard de dollars US en chiffre d’affaires. Opérant, à ses débuts, dans la fabrication de systèmes de climatisation non électriques, l’entreprise s’est diversifiée dans la construction durable et les solutions d’amélioration de la qualité de l’air. Converti relativement tôt dans sa carrière entrepreneuriale aux vertus du développement durable, M. Zhang n’entreprend aucun projet susceptible d’aller contre ce principe. A titre d’exemple, il a refusé de se lancer dans les systèmes de climatisation électrique malgré l’insistance des autorités chinoises et l’existence d’un énorme marché domestique. Parce que l’électricité en Chine est encore très majoritairement générée dans des centrales à charbon très fortement polluantes, M. Zhang n’a pas voulu commercialiser des produits qui auraient contribué à rendre les villes chinoises encore moins respirables. La décision d’entrer dans le secteur de la construction a été prise au lendemain d’un fort tremblement de terre en Chine ayant fait un grand nombre de victimes. M. Zhang est en train de démontrer, grâce à des réalisations spectaculaires, qu’il est possible de construire des bâtiments plus résistants, à un coût largement inférieur aux standards habituels, moins consommateurs d’énergie et doté d’une très bonne qualité d’air. Lorsqu’on sait que les bâtiments sont responsables, au niveau mondial, de près de 40% des émissions de CO2, on comprend bien pourquoi M. Zhang a décidé de se lancer dans la construction. Très connu et souvent primé dans les forums internationaux du développement durable, M. Zhang n’apparaît dans aucune liste, que j’ai pu consulter, des entrepreneurs les plus admirés en Chine qui sont presque toujours les mêmes fondateurs de Lenovo, TCL, Alibaba, Tencent, Baidu et autres entreprises emblématiques des secteurs manufacturier et des TIC. Ceci n’est pas normal.
Pourtant, la Chine a besoin de quelques centaines ou milliers de M. Zhang pour prendre à bras le corps le traitement des effets indésirables d’un modèle économique à bout de souffle. Paradoxalement, et c’est là une bonne nouvelle pour les chinois, c’est dans les milieux les plus exposés à des menaces ou défis qu’on a le plus de chance de mettre au point des solutions innovantes. Si les autorités chinoises mettent les incitations là où il faut, la Chine pourrait devenir la source de solutions novatrices au lieu de continuer à être vu comme celui par qui le plus grand scandale écologique et humain arrive.
Conscient que le modèle d’économie administrée, pour ne pas dire contrôlée, ne suffira pas à assurer la croissance future, le gouvernement chinois a pris des mesures en juillet dernier pour promouvoir l’entrepreneuriat de ‘masse’. Il faut espérer que ce programme ne contribuera pas à nourrir le capitalisme sauvage et fera naître une nouvelle cohorte d’entrepreneurs responsables. L’avenir des chinois et de l’humanité en dépendent.
Extrait du Hors Série ESSEC Knowledge: