La complexité de l'éthique des affaires

La complexité de l'éthique des affaires

L’éthique des affaires est depuis une cinquantaine d’années érigée en discipline aux Etats- Unis. Plus récemment, l’on voit se développer les postes de déontologues dans les entreprises, déontologues faisant fonction de garde-fous dont la mission est de permettre d’éviter tout problème d’ordre éthique aux organisations. Il est évidemment non seulement utile, mais indispensable, dans un monde où la communication et l’image jouent un rôle décisif pour les individus et les entreprises, d’organiser une veille éthique.

Une telle organisation s’appuie, pour fonctionner, sur l’établissement de codes, de chartes, de règles, de process, censés garantir le bon fonctionnement, ou le fonctionnement « éthique » des organisations. Ceci est vrai non seulement dans le secteur privé mais aussi dans le secteur public. Autrement dit, l’érection de normes de comportement devient la règle. Et l’on veut ainsi « tenir » les organisations dans les bornes souhaitables d’un comportement acceptable.

Cette manière de poser le problème de l’éthique, et d’en envisager la solution est à la fois spontanée et indispensable. Spontanée : c’est le premier mouvement de l’éthique que de vouloir que les choses « soient » ainsi et non autrement, de souligner qu’il « faut » faire cela etc. Autrement dit, l’injonction en faveur de ce qui doit être et qui le plus souvent s’appuie sur une indignation en regard de ce qui est, est le point de départ naturel de l’éthique.

Indispensable : sans injonction, sans mise en tension vers le devoir être, il n’y a pas tout court d’éthique.

Mais cette manière de poser le problème de l’éthique ne représente qu’une toute petite partie de la réalité du problème. Un signe intéressant en est l’étymologie du terme d’éthique.

« Ethique » remonte à ethos en grec, qui à sa toute première origine, renvoie strictement au « comportement », à la « manière » de faire les choses (voire au style, mais c’est encore une autre question). Il est tout aussi intéressant d’observer que l’origine du mot de « morale » a à l’origine exactement ce même sens, remontant au latin mores. Autrement dit, ethos et mores renvoient strictement à la « manière » de faire quelque chose. Soulignons d’emblée le problème recelé par une telle étymologie : si « faire » quelque chose d’une certaine manière manifeste ou témoigne d’une certaine « éthique », puisque dès que l’on vit, on le fait d’une certaine manière, tout le monde est toujours déjà enfoncé dans une certaine éthique. Si cela est vrai, que l’on soit amis ou ennemis les uns des autres, que l’on se juge dans tous les sens ou non, on peut dire que tout un chacun est tôt ou tard susceptible de penser voire d’affirmer que, puisqu’il ou elle fait telle chose à la manière dont elle ou il le fait, alors c’est « bien ». De l’« être » au « devoir être », il n’y a qu’un pas, qui tient d’une part dans le fait qu’on voit toujours midi à sa porte d’une part, et dans le fait que « qui ne dit mot consent ». Je m’explique.

Imaginons en effet n’importe qui qui, dans une organisation, fait son travail d’une certaine manière. Imaginons que, délibérément ou non, personne n’exprime de réserve quelconque au sujet de la manière dont la personne fait ce qu’elle fait. Cela revient implicitement à admettre que ce qu’elle fait correspond bien à ce qu’elle doit faire, et qu’elle le fait bien. Autrement dit, entourée d’une certaine forme de silence, la personne qui fait son travail au quotidien va tôt ou tard intégrer le silence ou le manque d’objections ou de réserves qui l’entoure comme un acquiescement tacite. Elle déduira donc tôt ou tard que ce qu’elle fait correspond bien à ce qu’elle doit faire, et qu’elle le fait bien. Autrement dit, à partir de l’être ou du comportement, prendra spontanément naissance ou émergera l’évidence comme quoi ce que la personne fait tient non seulement de l’être mais du devoir être voire du savoir être. Le génie de la langue le dit bien : le devoir être prend son ancrage dans l’être. L’origine étymologique de ethos et de mores correspond à une origine spontanée du vécu de l’éthique tout aussi importante que notre sentiment spontanée à l’égard des normes.

La difficulté est que cette origine et sa pertinence tient d’une face cachée du fonctionnement organisationnel. On parle bien du « comportement »organisationnel, mais l’inséparabilité du comportement et de l’éthique n’est quasiment jamais aperçue, en particulier du fait d’une approche exclusive de l’éthique à partir des indignations et en vue de l’établissement de normes censées corriger les comportements. Ceci est à la fois naïf et dangereux. Naïf, car à y regarder de près, l’approche exclusive par les normes, ou l’approche « normative » de l’éthique, parce qu’elle voile au moins 66% de la question, interdit de poser correctement le problème de la responsabilité des acteurs au sein des organisations, et donc potentiellement de le résoudre. Dangereux, car l’approche normative implique tôt ou tard de se croire indemne de difficultés d’ordre éthique. Celle ou celui qui exige, défend, ou établit une norme, se croit tôt ou tard comme on dit « du bon côté du manche », et a bonne conscience. Or le vécu organisationnel ajoute à l’histoire tout court cette leçon que qui se croit du bon côté du manche est plus proche de la vulnérabilité au mal que quiconque doute de soi-même et de ses propres faits.

Revenons pour finir à la notion de responsabilité des acteurs.

Si l’on n’approche l’éthique que sur la base des indignations et des injonctions morales, l’on néglige que les « comportements » quel que soit leur contenu, donnent « lieu » à l’émergence du sentiment éthique sur la base du vécu. A n’approcher l’éthique qu’en direction des normes, on oublie de facto les comportements, et par conséquent le lien entre normes et comportements. Or ce lien est crucial. Car il libère et définit tout à la fois un troisième espace de l’éthique, celui de la mise en tension de ce que l’on doit faire en regard de ce que l’on fait. Or, le devoir être est infini, tandis que le faire, le pouvoir faire ou l’être est fini. Nous n’avons jamais tous les moyens de nos rêves. Cela peut sembler affligeant, mais cela est aussi pleinjde santé et de bon sens. Car nos rêves eux-mêmes ne sont pas toujours les meilleurs.

Autrement dit, ce que l’on est ou fait, la réalité du vécu de l’existence, représente un contrepoint utile à nos rêves – de la même manière, mais cela est plus facile à admettre, que nos rêves sont le moteur indispensable de notre vie au quotidien. Comme le dit Pascal, « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange, fait la bête ». Nos rêves peuvent être excessifs. L’homme peut bien vouloir faire l’ange – au risque inconsidéré de faire la bête.

Ceci nous amène à une approche de l’éthique infiniment plus exigeante que la manière courante, sise sur les normes seules. L’éthique tient, de manière exigeante, humble, et sans garantie, d’une prise de responsabilité à chaque moment de nos vies et décisions. Nous sommes à chaque instant responsables de la tension entre normes explicites, conscientes, volontaires d’un côté, et comportement vécus, le plus souvent peu conscients et spontanés de l’autre. On peut aller jusqu’à dire que l’homme est cette responsabilité même, de l’articulation à rejouer sans cesse entre ce qui doit être et ce qui est.

C’est le lieu même de l’homme.

Or, ce lieu et ce qui s’y joue est extrêmement concret. Car il s’agit de savoir, à chaque instant, ce que l’on doit faire dans une situation donnée, entre la règle que l’on est censé suivre, les circonstances des décisions qu’il nous faut prendre, et la réalité vécue de ce que nous savons faire (compétences, routines, savoir-faire, etc). La domination actuelle de l’approche des organisations par les seules normes, par les process et par les règles, laisse croire qu’il suffit d’établir des normes explicites, conscientes et volontaires pour que l’éthique soit respectée ou pour que les bonnes décisions soient prises au sein des organisations. Or, cela est tout fondamentalement faux. Pis encore, faire croire qu’une Madame ou un Monsieur déontologie peut résoudre seul(e) les problèmes d’éthique en contribuant à faire établir des règles de comportement que tout le monde sera censé respecter revient à réduire l’approche de l’éthique à une approche à la fois « légaliste » et spécialisée, nuisible à l’appréhension de l’irréductible complexité de la réalité managériale contemporaine. Quand il s’agit de tenter de favoriser la légitimité d’une action et son véritable contenu éthique, tout un chacun est concerné. Le but d’une chaire de la complexité est de libérer la place d’un réel apprentissage de la responsabilité individuelle et collective au sein des organisations. Une responsabilité partagée par tous, quelque soit le niveau hiérarchique et la fonction concernée.

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