Weavers Studio of Bengal: une exception?
Lorsque Darshan Shah a lancé son entreprise de textile en 1993, elle n’a pas mis de côté son adage : « Utilise toujours le plus de mains possibles ». En effet, une conséquence directe du succès d’une manufacture de luxe qui vend des produits faits-mains est la création de nombreux emplois. Cette proposition présente un phénomène intéressant : le commerce se démocratise au niveau de la production mais pas au niveau de la demande, le produit se restreignant toujours à une clientèle aisée. Dans un des États indiens les plus peuplés, concentrant 90 millions de personnes et plus de 5 millions sans emploi, utiliser le plus de mains possibles est tout à fait cohérent. Darshan travaille avec 1000 tisserands du Bengal de l’Ouest, de l’Odisha et du Bihar, et emploie un nombre important d’artisans pour la broderie, la couture, la teinture et l’impression. On note que depuis sa création, la responsabilité sociale (RSE) n’a jamais été une activité annexe mais bien une partie intégrante de l’activité générale du Weavers Studio. De ce point de vue, le Weavers Studio fait office d’exception, pas seulement en Inde mais pour les entreprises en général. Il existe en effet de nombreux exemples d’entreprises aux pratiques parfois contestables – par exemple dans l’industrie des boissons gazeuses – qui utilisent la RSE pour nettoyer leur image, qualifié de greenwashing.
Weaver Studio of Bengal – une entreprise très spéciale
Je me suis renseigné sur le Weavers Studio après avoir lu un article de journal sur Darshan Shah, la fondatrice de cette organisation. Avant qu’il ne connaisse des jours plus sombres, le Bengal était connu pour sa production de tissu qui était très prisé dans le monde entier. En revanche, à quelques exceptions près, les Bengalis n’ont pas toujours pris les devants pour faire revivre cette riche tradition de tissage et de création d’entreprises fructueuses. Dernièrement, les designers de mode ont commencé à s’intéresser au concept, mais Darshan ne s’y intéresse pas pour deux raisons. Elle a commencé très tôt dans le milieu, et c’est une Gujarati.
Son succès et son engagement au Bengal m’a encouragé à m’intéresser un peu plus à cette organisation. J’étais par ailleurs très intéressé par la maxime du Weavers Studio – Utiliser toujours le plus de mains que possible – et par la promesse faite par Darshan Shah de mettre en application cette maxime au sein de l’entreprise.
Un acteur de la RSE
Le Weavers Studio Resource Centre – l’organisation à but non lucratif du Weavers Studio – a été mis en place par Darshan pour partager les grandes collections du studio, les archiver et les élever au domaine public. Le centre de ressource est compartimenté en deux divisions.
Le Centre d’Étude du Textile est une collection de tissus et de livres mis à disposition des amateurs de textiles, des chercheurs et des étudiants. La Librairie du Weavers Studio rassemble une collection de livres rares et passionnants venant des quatre coins du monde. Des ateliers sont organisés régulièrement pour échanger et faire émerger de nouvelles idées. Cela permet aussi d’entretenir la connaissance sur le design du textile. En parallèle, le centre organise des activités caritatives : formation professionnelle, programme d’alphabétisation et de santé et formation de groupes d’entraide.
En 2007, dix ans après la création du centre de ressources, les activités à but non lucratif ont été développées avec la création d’un Centre Artistique, ayant pour objectif d’encourager une multitude d’initiatives liées aux arts. Il organise de nombreux événements de promotion de toute sorte d’art – les arts visuels, le cinéma, le théâtre, la photographie, la céramique, la sculpture, la peinture, les arts performatifs, et les interactions informelles – puis s’est peu à peu transformé en un espace de promotion des jeunes talents.
Le Weavers Studio est une structure flexible qui se caractérise par lien intime entre la profitabilité de l’activité et l’engagement caritatif de l’entreprise. Selon Darshan, « cette interactivité est absolument primordiale, mais finalement peu travaillée et organisée ».
Une stratégie durable de profitabilité pour financer les activités caritatives
Le rôle de la partie profitable du Weavers Studio est de produire, de vendre et d’exporter une grande variété de produits textiles faits-mains : des textiles artistiques, des foulards, des châles, des habits, des étoffes et des saris, avec une confection toujours empreinte d’une grande qualité et d’un respect des traditions. Cette production s’effectue majoritairement grâce à deux entités : Rangeen et Veda.
Rangeen est compartimentée en quatre activités principales : le tissage, l’impression, la coloration et la broderie. Ces artisans spécialisés en techniques de coloration, d’impression à la planche, de sérigraphie ou encore en techniques de teinture produisent approximativement 750 mètres de tissu par jour. Certaines commandes viennent directement des villages. En effet, une ou deux fois par mois, une équipe du studio se déplace dans ces villages et négocie directement avec les agents locaux. Ils collectent certaines pièces de tissus traditionnels locaux et les rapportent au centre de Rangeen, dans lequel les artisans et les designers y apportent une touche un peu plus créative avant de les vendre au client final.
Le Weavers Studio a commencé à exporter ses produits en 1993, à l’aide de la firme d’exportation Veda Commercial. Un contrôle de qualité méticuleux avait toujours été présent au cœur de la chaîne de production, mais il a été d’autant plus renforcé pour les produits destinés à l’exportation. Veda exportent les produits du studio au Japon, en Italie, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie, en Afrique du Sud et dans bien d’autres pays à travers le monde. Pour promouvoir leurs produits à l’étranger, Veda participe aussi régulièrement à des expositions et des salons spécialisés.
Les profits générés par ces activités permettent au Weavers Studio de financer ses activités à but non lucratif. La durabilité de ce modèle dépend donc essentiellement du sens aigu des affaires des managers du Weavers Studio et de leur capacité à rendre l’entreprise profitable.
L’acquisition de compétences grâce aux connaissances tacites – Comment le Weavers Studio fait perdurer les traditions
En Inde, les techniques de tissage sont souvent transmises de génération en génération au sein des familles de tisserands. Ce transfert de connaissances peut être compris comme une conséquence du système de castes. Les deux principales composantes du système de castes sont la hiérarchie et l’endogamie. De plus, le sentiment de supériorité et d’infériorité a eu pour conséquence d’entretenir la hiérarchie des castes. Ce souhait de conserver cette structure des castes la plus pure possible est responsable de la persistance rigide de l’endogamie – cette coutume de se marier seulement entre individus appartenant au même groupe, à la même caste ou classe sociale. D’autres conséquences comme la mise sur le ban volontaire de certains individus et le statut professionnel inférieur peuvent découler de ces deux composantes premières. Le système de caste ordonne à l’individu de suivre certaines règles, en matière de nourriture, de mariage, de divorce, de naissance, d’initiation et de mort. En revanche depuis quelques années, les individus n’ont plus toujours le souhait de se conformer à ce lourd système de caste et d’adopter la classe sociale de ses ancêtres. De ce fait, la classe des artisans devient de plus en plus rare dans l’industrie car délaissée, la jeune génération n’étant plus vraiment intéressée par le métier traditionnel de tisserand. Cela vient aussi du fait que la rémunération est très faible, comparée au salaire auquel ils pourraient prétendre en travaillant dans un hôtel ou dans un restaurant d’une grande ville. Cela a pour conséquence une perte notable du savoir technique et de l’expertise de ces métiers traditionnels dans les régions. De plus, alors que la population devient de plus en plus éduquée, les métiers répétitifs et manuels ont tendance à attirer de moins en moins les foules. Beaucoup de personnes choisissent de rejoindre les usines de textile industriel, mais la confection d’un tissu de qualité ne peut se faire uniquement à la main.
Les activités à but non lucratif du Weavers Studio, en particulier le Centre de Ressource, le Centre d’Étude et la Libraire, sont donc garants de la diffusion et de la transmission orale et écrite des techniques précises de tissage.
La RSE en Inde
Pour conclure, la Philanthropie d’entreprise a toujours fait l’objet d’une attention particulière par les grandes entreprises indiennes. Par ailleurs, le gouvernement oblige maintenant les entreprises au-dessus d’une certaine taille à consacrer une partie de leurs investissements aux programmes de RSE. En avril 2014, le Ministère indien des Entreprises a de fait annoncé que les grandes entreprises devaient consacrer au moins 2% de leur profit net moyen sur les trois dernières années pour les activités de RSE.