Réduction des effectifs : comment faire passer la pilule ?

Réduction des effectifs : comment faire passer la pilule ?

Le Professeur Aarti Ramaswami, Directrice du Global MBA de l’ESSEC s’intéresse au sujet délicat des réductions d’effectifs, pointant les facteurs qui les rendent plus ou moins faciles à accepter par les différentes parties prenantes. Issu de l’article Ethics Trumps Culture? A Cross-National study of Business Leader Responsibility for Downsizing and CSR Perceptions: C. Lakshman, Aarti Ramaswami, Ruth Atlas, Jean F. Kabongo, J. Rajendran Pandian, Journal of Business Ethics.

___

La réduction des effectifs est une stratégie régulièrement employée par les entreprises depuis les années 1980, afin de s’adapter à la mondialisation et à l’économie numérique. Ces réductions sont parfois difficiles à avaler, à la fois parles employés mais aussi un peu plus paradoxalement par les dirigeants ayant pris cette décision, craignant peut-être d’être eux aussi concernés par l’envergure de leur choix. Mais alors qu’est ce qui peut permettre de mieux faire passer la pilule ? Quel est l’effet que les réductions d’effectifs ont sur la façon dont les victimes et ceux qui ne sont pas directement concernés perçoivent la responsabilité de leur entreprise ? Les réductions sont-elles mieux acceptées aux Etats-Unis, en Europe de l’Ouest, en Asie ou en Europe de l’Est ?

C’est à ces questions que tente de répondre le Professeur Aarti Ramaswami ainsi que son équipe de chercheurs de l’ESSEC Business School. Les résultats de ces recherches sont révélateurs.

Être à la hauteur des enjeux

Réduire les effectifs est parfois un passage obligé. Mais cela peut aussi être vu avec un certain scepticisme, voire du cynisme. En 2007, des travaux de Jeffrey Brookman de l’Idaho State University ont en effet montré une corrélation positive entre les incitations en actions des PDG et leurs décisions de mettre en place de vastes plans de réduction d’effectifs. D’autres chercheurs ont montré qu’il y avait parmi le top management des entreprises une forte croyance que les baisses d’effectifs étaient associées à une augmentation du court de l’action. Dans tous les cas, la réduction d’effectifs est une tâche délicate qui mène inévitablement à la création de victimes, de survivants, de coupables, avec pour tous des effets psychologiques potentiellement importants. Mais les employés et le management ne sont pas les seuls concernés. Dans de nombreux cas, c’est la communauté plus large de toutes les parties prenantes qui est impactée, que ce soit le magasin d’en face dont l’essentiel de la clientèle vient de cette entreprise, les écoles du secteur, voire les actionnaires de l’entreprise, car si la réduction est perçue comme injuste ou malvenue, les actions peuvent chuter.

C’est ici que la notion de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) entre en jeu, en ce qu’elle contribue au développement durable tout en agissant comme une entité responsable, prenant en compte les intérêts de chacun : employés, communauté locale et la société dans son ensemble. Comme on a pu fréquemment le voir dans de nombreux cas de fermetures d’usines ou de plans sociaux, l’opinion publique constitue un enjeu capital. Elle peut même permettre, dans certains cas, d’encourager le gouvernement à intervenir pour tempérer la situation, risquant parfois de mettre en danger sa crédibilité. Il est alors crucial pour l’entreprise de montrer aux parties prenantes internes et externes que la réduction d’effectifs est justifiée : elle doit être vue comme éthique et socialement responsable.

La réduction d’effectifs selon les cultures

Les travaux d’ Aarti Ramaswami se fondent sur des recherches précédentes afin d’adopter un nouvel angle sur la question : elle s’intéresse à la façon dont est vécue la réduction d’effectifs à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise en prenant en compte les différentes cultures. Avec ses collègues, elle a collecté des données de quatre pays : la France, l’Inde, les Etats-Unis et l’Estonie, afin de voir si ces réductions d’effectifs y étaient perçues de la même façon.

Le choix des quatre cultures a été effectué habilement. Aux Etats-Unis, les réductions d’effectifs sont habituelles et associées à plus de performance organisationnelle. En France, elles sont fréquentes mais le droit du travail est complexe, et elle provoquent souvent une forte indignation de l’opinion publique. En Inde, la croissance économique provoque de forte baisse d’effectifs. Et enfin l’Estonie, située entre les pays scandinaves et les pays d’Europe de l’Est, a connu de nombreuses transformations ces dernières années, passant de la passivité du régime soviétique à une économie de marché très active au sein de l’Union européenne.

Le bon, la brute et le truand

Les conséquences d’une stratégie de réduction des effectifs bâclée peuvent être désastreuses sur le plan humain. Ceux qui sont mis à pieds - les victimes - peuvent traverser plusieurs états psychologiques lorsqu’ils sont confrontés à ce choc traumatique : déni, colère, honte, tristesse, dépression. Dans le pire des cas, ce processus peut se répéter et faire entrer la victime dans une boucle émotionnelle sans fin, qui dureplusieurs années. On pourrait croire que ceux qui gardent leur emploi - les survivants - seraient plus heureux, mais ce n’est pas le cas. Ils peuvent en effet être tout aussi traumatisé que les victimes, et passer par les mêmes états : colère, peur face à l’avenir, absence de motivation, soulagement, mais culpabilité d’être soulagé. Leur degré de réaction (positive ou négative) dépend de deux facteurs.

Le premier est le critère de sélection des personnes ayant été désignées par la réduction d’effectifs. Si les employés sont classés sur leur mérite, le critère est considéré comme juste. Pour être considérée comme éthique et pragmatique, la réduction d’effectifs doit reposer sur des critères de sélection objectifs tels que des chiffres, la performance, les compétences, et nonsur des considérations personnelles. Les organisations n’ayant pas mis en place de critères clairement définis sont considérées alors comme socialement irresponsables, en interne comme en externe.

Le second facteur concerne la perceptions des employés à l’égard de la justice procédurale : l’utilisation de procédures inadéquates et le manque de sollicitations des employés exposent les dirigeants à des accusations d’immoralité. Le Professeur Aarti Ramaswami expliqueque lorsque les employés sont tenus à l’écart des négociations, avec peu de communication envers eux, ils sont en droit de trouver ces méthodes contraires à l’éthique. Cette dimension est un domaine important de l’évaluation de la RSE. C’est pourquoi la présence d’un “Supervisory support”, de critères de licenciement bien définis, de procédures fiables ou de la possibilité pour les employés de s’exprimer et d’avoir confiance en leurs dirigeants sont essentiels pour faire en sorte que malgré la dureté de la décision, celle-ci soitconsidérée comme justifiée et juste.

La responsabilité a un coût

Les personnes ont tendance à vouloir chercher le responsable du sort de ceux ayant perdu leur emploi ou qui sont confrontés à l’incertitude. C’est pourquoi la décision du PDG de réduire les effectifs a un impact sur la réaction émotionnelle des gens. Comme mentionné plus haut, on peut être tenté de persister dans cette idée que le cours de l’action de l’entreprise va augmenter en conséquence, bien que de nouveaux éléments indiquent qu’il s’agit simplement d’une situation à court terme et qu’elle est réellement efficace que dans une période de croissance économique. Dans tous les cas, le prestige, le pouvoir et l’influence du PDG ne ressortent pas indemnes d’un plan social.

Les arguments en faveur des réductions d’effectifs sont nombreux : la mondialisation ou la révolution numérique par exemple, mais celles-ci peuvent aussi tout simplement venir d’une gestion calamiteuse ayant mené à des résultats médiocres. A partir du moment où il y a ce genre de précédent, l’opinion publique peut se montrer particulièrement réticente à accepter sans heurts de tels plans sociaux. Là encore, il s’agit avant tout de clarté, de transparence et de communication. Il faut nommer clairement et simplement la cause, que ce soit une période particulièrement rude ou une concurrence féroce. La transparence permettra peut-être de rendre juste la réduction d’effectifs, car inévitable au regard des arguments avancés, afin de sauver l’entreprise. En revanche, lorsque la réduction d’effectifs est due à des erreurs de gestion, les salariés ne verront pas la chose du même oeil.

Le club des Quatre

La nationalité et la culture ont-elles un impact sur la perception de la décision de réduction des effectifs ? On s’intéresse ici au club des quatre pays mentionnés : la France, les Etats-Unis, l’Inde et l’Estonie. Beaucoup auraient tendance à considérer les salariés américains comme plus ouverts à cette idée de réduction des effectifs, car cela arrive plus fréquemment, et les Américains sont plus habitués aux risques d’un système économique libéral fondé sur le profit et la croissance. Certains pourraient aussi penser que les Français, par la forte présence des syndicats et un certain conservatisme social, seraient particulièrement et farouchement opposés à ces plans sociaux.

Afin de vérifier ces hypothèses, Aarti Ramaswami et ses collègues ont utilisé des modèles approfondis de comparaison à partir des valeurs culturelles. L’un des critères employés pour mesurer l’influence culturelle dans le rapport au travail est celui de la “distance au pouvoir”. Ils ont aussi considéré la nature et le niveau d’acceptation de l’inégalité, les relations hiérarchiques et la prise de décision. Le monde de l’entreprise aux Etats-Unis est considéré comme particulièrement hiérarchisé, avec un accès facile au management et à la prise de décision rapide et efficace. En France, il est considéré comme pyramidal par nature, avec des niveaux de subordination successifs ralentissant la prise de décision.

Les analyses ont montré que les quatre cultures étudiées étaient également sensibles à la notion d’équité dans le choix des critères de sélection pour les licenciements, dans la mise en place de procédure, et tout aussi sensibles au fait que les employés doivent recevoir l’information. Si ces critères sont remplis, les plans sociaux peuvent être considérés comme justes, éthiques et justifiés. Dans ces trois champs spécifiques : critères, procédure et communication, on constate que l’importance de l’éthique reste la même selon les cultures.

Cependant, c’est en s’intéressant à un quatrième champ, celui de la responsabilité, que les différences de cultures prennent le dessus sur cette éthique universelle. Lorsque la réduction d’effectifs est due à une mauvaise gestion, les survivants, ceux qui conservent leur emploi, semblent réagir plus négativement dans les cultures dans lesquelles la distance au pouvoir est faible (Etats-Unis et Estonie), par rapport à la France ou à l’Inde où la distance est plus grande.

La question est alors de savoir si cela est dû à ces relations interpersonnelles plus proches et à la confiance mutuelle entre les salariés et leur direction dans les pays où la distance au pouvoir est plus faible - le sentiment de trahison et de ressentiment pouvant alors être ensuite plus important. Ce qu’il faut retenir, c’est que le top management doit s’intéresser aux différences culturelles lorsqu’il met en place un plan de réduction des effectifs. C’est à la fois la motivation et la performance des salariés restants qui est en jeu, tout comme la réputation de l’entreprise. Porter la responsabilité des réductions d’effectifs doit donc se faire avec soin. Cela nécessite beaucoup d’éthique et une fine prise de conscience des différences culturelles.

Suivez nous sur les réseaux