En ce moment, les « réseaux sociaux » et le « capital social » sont en vogue dans les organisations. Les managers ont de plus en plus conscience des liens sociaux et du rôle qu’ils jouent dans les performances de l’organisation, si bien qu’ils cherchent naturellement à les développer du sommet et vers la base. Ils organisent des rencontres au sein de l’entreprise et font en sorte que des employés étrangers les uns aux autres fassent des activités ensemble.
Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Les individus ne sont pas comme des molécules dans une réaction chimique qui s’associent si l’on ajoute le catalyseur adapté. Quand des individus travaillent vers un nouvel objectif, les activités et les interactions humaines s’influencent mutuellement de manière compliquée, subtile et très humaine. Les relations sociales croissent comme des plantes et ne sont pas construites comme des machines. Mais les individus travaillent d’une façon spontanée, que l’on ne peut régenter –c’est notamment le cas dans les organisations modernes basées sur le savoir. Même au sein des cadres formels, les liens sociaux peuvent précéder les activités communes, lesquelles peuvent en retour créer ces liens, dans le cas de collègues qui s’engagent ensemble dans un nouveau projet pour enrichir leurs relations préexistantes. Les entrepreneurs auront beau créer une nouvelle entreprise et les managers créer un nouveau département, ceux-ci ne vivront réellement que si les employés travaillent ensemble dans ces structures. Également, les individus ont tendance à se rapprocher de ceux avec qui ils partagent certains points communs : genre, âge, situation géographique, savoirs et savoir-faire, etc.
Les liens sociaux dans le monde réel
Notre article de recherche, co-écrit Avec Ryan Burg, de l’École des Hautes Études en Sciences Économiques de Moscou, et intitulé « Learning Foci and the Reproduction of Social Ties in Organisations » se penche ce qui se passe véritablement quand les individus reçoivent un nouvel objectif, imposé par le sommet de la hiérarchie. Sont-ils plus susceptibles de former de nouveaux liens sociaux ? Et qu’arrive-t-il aux liens déjà formés ? À la différence des études précédentes, notre étude distingue les regroupements à forte contrainte, où les membres ne peuvent pas choisir leurs collaborateurs, d’avec les regrpupements à faible contrainte, où les membres ont une certaine latitude de choix.
Pour ce faire, nous avons étudié un programme d’apprentissage sur un an dans une banque russe, qui comportait 451 managers de branches locales situées dans différents pays. Les dirigeants de la banque voulaient que les managers non seulement apprennent de nouvelles connaissances, mais aussi qu’ils construisent un réseau professionnel entre eux au sein de l’organisation. L’apprentissage étant une activité majeure dans les organisations contemporaines, ce terrain semblait tout indiqué pour nos recherches.
Regroupements contraints et reproduction des liens sociaux
Les élèves du programme ont été aléatoirement répartis en huit classes puis, au sein de ces classes, répartis de nouveau aléatoirement dans des équipes plus petites tournées vers un objectif.
Dans leur classe, les élèves pouvaient s’associer avec qui ils voulaient, en fonction de liens préexistants ou pour d’autres raisons. En d’autres termes, les clases étaient des regroupements à très faible contrainte.
En revanche, les équipes de projets étaient très différentes. Chaque équipe recevait une note commune pour son travail et les membres de chaque équipe corrigeaient leurs pairs. Cela obligeait tous les membres de l’équipe à travailler les uns avec les autres et à ne pas admettre de « cavaliers seuls ». Il s’agissait donc un regroupement à forte contrainte, dans lequel les interactions étaient imposées par le haut.
Méthode et résultats
Nous avons observé les interactions des participants pendant le programme, analysant qui travaillait avec qui et sur l’évolution de leurs relations. Pour trouver les liens préexistants, nous avons analysé qui conseillait qui et qui était ami avec qui, tant avant que durant le programme. Pour comprendre le rôle joué par la similarité dans la formation des liens, nous avons analysé le genre des étudiants ainsi que leurs ressources en capital humain ; nous avons également vérifié s’ils travaillaient dans la même branche avant de s’inscrire au programme.
Notre premiers résultats ont confirmé ceux des autres chercheurs : les individus sont plus susceptibles de nouer des liens sociaux en ayant simplement un objectif commun. Le même genre, un capital humain similaire et une situation géographique proche conduisent les individus à se demander conseil et à nouer des liens entre eux. Toutes choses étant égales par ailleurs, les participants préfèrent travailler avec leurs amis de longue date plutôt qu’avec de nouvelles connaissances rencontrées en classe.
Quant aux équipes travaillant sur un projet, qui formaient des regroupements à contrainte forte, les résultats ont été surprenants. D’une part, le cadre de ces équipes était plus susceptible que les classes à contrainte faible de donner lieu à de nouveaux liens –sûrement du fait de l’intensité des relations au sein de ce groupe. D’autre part, les liens préexistants étaient plus susceptibles de perdurer dans ces équipes en dépit de cette même intensité. Les membres des équipes ont tourné leur attention vers les nouveaux contacts et, comme l’ont montré des analyses postérieures, ont continué à délaisser leurs anciens contacts même un an après la fin du programme. Nous en concluons que l’affectation aléatoire à des activités communes met en tension les relations préexistantes au lieu de les enrichir.
Leçons à tirer pour la recherche et le management
Notre étude contient une leçon importante pour les chercheurs qui font l’éloge du travail en équipe tout en oubliant le rôle des co-équipiers dans la formation et le maintien de l’équipe. Si l’on veut comprendre comment les gens travaillent ensemble, il faut accepter que les relations de travail et le statut social apparaissent et se reproduisent dans le cadre organisationnel –ce ne sont pas les structures organisationnelles qui les créent d’elles-mêmes.
Nous indiquons également une leçon pour les managers qui veulent améliorer le capital social dans leur organisation : le succès de nouvelles structures formelles dépend du degré de liberté qu’ont les gens pour entretenir leurs relations. Si les employés peuvent identifier eux-mêmes leurs points communs qui pourrait aboutir à une collaboration fructueuse tout en utilisant les liens sociaux préexistants pour accomplir une nouvelle tâche, les résultats seront sûrement positifs.
Malheureusement, c’est la tendance opposée qui prend de l’ampleur actuellement. Bardés des dernières technologies de l’information et de la communication, les managers cherchant sciemment à augmenter leur capital social en imposant leurs idées à la base. Une approche en vogue consiste à associer des employés de différentes équipes et régions géographiques, sans prendre en compte les relations préexistantes. Notre étude suggère que ce pourrait être une très mauvaise idée.