Il existe de nombreuses manières de représenter les organisations pour les analyser. Elles souvent perçues comme des structures ou des ensembles de ressources, dans une temporalité figée. Selon ce point de vue, les décisions et les processus sont analysés comme s’ils étaient immuables. Les actions sont la mise en œuvre des plans, et ne sont pas des improvisations ou le résultat d’impulsions. Et les relations sont des réseaux stables que l’on peut désigner et gérer ou des ressources que l’on peut utiliser à volonté.
Point de vue pragmatique
Nous avons une approche différente, basée sur des conceptions pragmatiques. Selon nous, les organisations ne sont pas objets figés, mais des processus dynamiques qui se déploient quand les managers prennent des initiatives et les discutent. Organiser, c’est un effort permanent pour changer le monde et pour comprendre cet effort par le dialogue.
Nous percevons également les relations inter-organisationnelles comme des processus. Elles organisent les requêtes en de nouveaux modes de pensée. Face à de nouveaux défis, les managers doivent définir le problème auquel ils pensent être confrontés et trouver un moyen de le résoudre par le dialogue et l’expérience concrète.
Cette requête est toujours en contexte : elle est située dans le temps, l’espace et la société. Au fur et à mesure du développement, de la requête, la situation que les managers affrontent comprend tout ce qu’ils peuvent sentir ou ressentir. La requête et la situation s’influencent mutuellement : quand la requête persévère, la situation change, ce qui influence en retour la requête.
La requête se modifie à travers le dialogue : non pas à travers une série d’interactions occasionnelles, mais par un processus continu d’intégration de différents points de vue. C’est à travers cette conversation suivie que la relation inter-organisationnelle est créée continuellement.
L’expérience du temps
La requête ne part pas de rien, mais est inscrite dans les paroles et actions passées. Elle se développe dans le temps au fur et à mesure que les managers agissent dans le présent pour échapper à ce passé et créer un futur différent. Si bien que le passé, le présent et le futur ne sont plus seulement des étapes d’un processus, mais des aspects réels et immédiats de l’expérience vécue des personnes.
Pour ceux qu’elle implique, la requête est une expérience vitale située dans le temps, le temps réel de leur vie. Chacun a différentes temporalités, qui courent en parallèle, se rencontrent et parfois se heurtent. Par conséquent, la situation a sa propre temporalité –elle continue à changer et se développer, même si les managers effectuent des requêtes à l’intérieur.
Les managers essaient de protéger leurs efforts de toute perturbation, mais ils peuvent trouver d’autres « ailleurs » qui empiètent sur leur requête : des souvenirs du passé, la pression pour créer le futur, ou des voix venant d’autres espaces sociaux et qui interfèrent avec leurs efforts. De tels évènements perturbateurs « épaississent » le présent, lui conférant plus de substance.
Étude de cas
Nous avons cherché à observer comment les managers font l’expérience du temps dans les relations inter-organisationnelles. Pour ce faire, nous avons examiné les relations entre un important détaillant français et ses fournisseurs à une période de changements radicaux.
Les négociations étaient d’habitude dures et sujettes à controverse, mais en 2006 Nicolas, à la tête du département du merchandising de ce détaillant, essaya une nouvelle approche. Il demanda à des fournisseurs sélectionnés –les « chefs de file »- de travailler à partir de la gestion par départements, tandis que les équipes de détaillants et de fournisseurs spécialisés sur un type de produit particulier travailleraient ensemble à ce sujet et en tant qu’unité commerciale stratégique.
Nous avons contrôlé le développement des relations de l’intérieur, en rencontrant les managers impliqués, participant aux réunions clés, réalisant des interviews et utilisant des documents écrits.
Le changement de règles, de rôles et de référents temporels
La nouvelle stratégie de Nicolas impliquait plusieurs changements. Une charte fut établie, définissant les comportements constructifs qui seraient désormais attendus. Les fournisseurs sélectionnés comme « chefs de file » acceptèrent de s’exprimer au nom de tous les autres fournisseurs dans un département, dont leurs concurrents, dans le but d’améliorer cette catégorie. Des plans d’entreprise et des cartes de score inter-organisationnels furent créés.
Le projet devait durer entre deux et trois ans. Cela changea l’horizon temporel de la relation et permit la prise de nouvelles initiatives importantes telles que le remodelage du département des sucreries pour la présentation des étalages.
Le drame du fromage
Les fournisseurs apprécièrent la nouvelle orientation. Les acheteurs du détaillant furent réticents au départ, mais s’accoutumèrent à l’idée au bout d’un certain temps. Mais soudain un événement arriva qui perturba la situation.
Le département du fromage se portait bien, quand au bout de six mois un acheteur du détaillant découvrit que l’un des fournisseurs faisait secrètement des prix plus bas à un concurrent. Il fit irruption dans une réunion, balança la liste des prix du concurrent devant le nez du représentant du fournisseur et se rua dehors sans dire un mot.
Cette intrusion des « heures sombres du passé » fit apparaître clairement que le fournisseur ne partageait pas la vision du futur qu’avait le détaillant, et le département du fromage fut dissout. Au cours de cet épisode, différents futurs se heurtèrent, et la voix malvenue du détaillant concurrent entra dans le dialogue.
Des emballages prêts à être vendus
Dans le cadre de l’initiative produit – département, le détaillant voulut introduire l’emballage « prêt à être vendu ». Dans cette approche, au lieu d’emballer les produits dans des boîtes en carton qui sont jetées une fois vidées dans le magasin, un emballage fut conçu pour pouvoir être directement placé sur les étagères, ce qui économisa du temps et permit aux clients de reconnaître la marque.
Au début, les fournisseurs eurent l’impression de faire tout le travail tandis que le détaillant empochait tous les bénéfices. Cependant, une fois qu’ils furent invités par le détaillant à voir et toucher les emballages prêts à être vendus dans l’épicerie de l’entrepôt, ils commencèrent à en voir les possibilités. La mesure prise ramena des expériences passées dans le présent de la requête, ce qui fit voir des futurs potentiels.
Les emballages prêts à être vendus reçurent deux nouvelles impulsions quand le département du marketing mit l’accent sur leur capacité d’augmenter les parts de marché et quand le détaillant fit participer des experts venant d’une institution spécialisées dans les nouvelles pratiques et les nouveaux standards. La requête fut ainsi liée avec d’autres processus ayant lieu ailleurs, amenant dans la conversation de nouvelles voix ayant de l’influence.
Leçons tirées de l’étude de cas
Notre enquête montre comment des managers dans une relation inter-organisationnelle ont changé leur récit commun en explorant de nouveaux cadres temporels (la durée de deux ans pour le projet), spatiaux (la coopération pour l’emballage), sociaux (l’implication d’experts extérieurs) et de nouveaux rôles (la perte du statut chez les acheteurs du détaillant).
En mettant en place des règles partagées et un langage commun, ils « enfermèrent » la requête dans le temps et l’espace, pour la protéger de toute interférence extérieure. Néanmoins, les évènements sont imprévisibles et ne correspondent pas toujours à nos plans. Dans notre cas, le charme fut rompu par le drame du fromage, avec l’intrusion soudaine de l’histoire passée et de la réalité de la concurrence. De la même manière, les emballages prêts à être vendus apportèrent de nouvelles voix dans le dialogue, mais avec une issue plus positive.
La requête entre le département et le management évolua à travers des dialogues qui prirent leur source dans la relation entre la requête et la situation. Parfois, ces dialogues n’étaient pas productifs, par exemple quand le détaillant et ses fournisseurs parlèrent d’abord des emballages prêts à être vendus. Mais dès lors que d’autres furent impliqués, le dialogue se modifia et de nouvelles possibilités apparurent.
Conclusions
Notre travail met en lumière la force des liens entre la requête, la situation et le temps dans une relation inter-organisationnelle. Il est possible que la compréhension de ce lien soit appliquée de manière plus large, si bien que nous pourrions considérer toutes les organisations de la même manière. Cet élément est à prendre en compte pour des recherches futures
Nous voyons aussi comment le temps organisationnel est « épaissi » par l’héritage de l’histoire et les ombres du futur, et par d’autres « ailleurs » sociaux. Quand la relation sens - action entre le requête et la situation est perturbé, le temps est ponctué par des tournants majeurs tels que le drame du fromage.
Enfin, nous montrons comment nous pouvons dépasser l’opposition dualiste entre les niveaux d’analyse, indépendants, de l’individu et de l’organisation. Dans notre cadre, le comportement découle du dialogue plutôt que de l’action individuelle, et les structures plus larges ne peuvent que jouer un rôle quand elles s’engagent dans le dialogue. De ce point de vue, les organisations sont des moyens dynamiques d’interagir et non des structures partagées.
Pour approfondir :
"The Experience of Time in the Inter-Organizing Inquiry: A Present Thickened By Dialog and Situations", publié dans Scandinavian Journal of Management
"From the Analysis of Verbal Data to the Analysis of Organizations: Organizing as a Dialogical Process" , publié dans Integrative Psychological and Behavioral Science
"L'activité collective, processus organisant : un processus discursif fondé sur le langage pragmatiste des habitudes", publié dans Activités