Avec Anne Jeny et Philippe Lorino et Marie-Léandre Gomez
Philippe Lorino, vétéran de l’ESSEC –il y enseigne depuis plus de vingt ans– et professeur distingué en Comptabilité et Contrôle de Gestion, est l’un des plus grands experts en management et en théorie des organisations se basant sur l’étude des activités, tant en France que dans le monde. Au fil des ans il a travaillé avec des entreprises telles que Électricité de France, Gaz de France, France Télécom, Renault, Arcelor, Hydro Québec, Jet Service, la banque Caixa Geral de Depositos, SAT-Sagem, SNCF et MMA. Il est également membre du Groupe Permanent d’Experts pour l’Autorité de Sûreté Nucléaire.
Ingénieur diplômé de l’École Polytechnique et de l’École Nationale Supérieure des Mines de Paris, docteur ès Sciences de Gestion de l’Université Paris XII, il a publié ses recherches dans des revues relues par des pairs telles que Organization Studies, Scandinavian Journal of Management et Finance, Contrôle, Stratégie. Ses ouvrages, tels que Contrôle de gestion et pilotage de l’entreprise, écrit avec les professeurs René Demeestère et Nicolas Mottis, sont devenus des ouvrages de référence pour l’enseignement du contrôle de gestion.
C’est le 20 novembre 2013 que l’ESSEC a célébré ses réussites, en lui décernant le titre de professeur distingué pour récompenser ses recherches et sa renommée d’expert international.
« Les activités collectives et la création de sens ont été les thèmes centraux de la carrière académique de Philippe ces vingt dernières années, déclare le professeur Anne Jeny-Cazavan, à la tête du Département de Comptabilité et Contrôle de Gestion. Il s’est construit une réputation d’expert au cours de son parcours intellectuel et professionnel, à la fois long et cohérent.
Au nom du département de Comptabilité et Contrôle de Gestion, nous nous sentons tous honorés par cette reconnaissance décernée à Philippe Lorino. Il a été le guide et le mentor académique de nombreux professeurs du département. Nous lui devons beaucoup et avons une dette de reconnaissance envers lui. »
Puisant son inspiration chez des philosophes tels que Charles Sanders Peirce et John Dewey, ainsi que chez des chercheurs en organisations comme Herbert Simon et Karl Weick, le professeur Lorino a façonné sa carrière par une sensibilité éclectique aux arts et une enfance pittoresque en Afrique du Nord.
« De nombreuses personnes sont surprises de découvrir que, derrière les apparences d’un professeur à l’attitude solennelle, il bâtit son expertise sur un intérêt pour la littérature, l’art et le jazz, rajoute le professeur Marie-Léandre Gomez, sa collègue du département. Il cite Umberto Eco, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Antonio Machado, Italo Calvino, Léon Tolstoï et Arthur Conan Doyle comme faisant partie de ses muses qui agissent comme des « instruments de médiation » entre sa pensée et le monde, et révèlent le cœur de sa pensée théorique. »
Il lie la recherche à l’enseignement, et il a fait du cours sur les fondamentaux du contrôle de gestion comme un processus méthodologique faisant appel à la déduction. Le cours magistral qu’il a donné le 20 novembre 2013 –« The actional paradigm of organization as a dialogical inquiry: peeling the onion of sense and playing the ping-pong of dialogue »– est un thème majeur à la fois pour les recherches actuelles en management et pour l’aboutissement de ce cheminement intellectuel de toute une vie.
L’activité humaine en tant que cœur des organisations sociales
Devrions-nous faire plus confiance à l’expertise qu’à l’expérience ? Cette question résume un débat pluri-centenaire entre le point de vue centré sur l’action des organisations, comme des systèmes d’activités, et le point de vue informationnel des organisations vues comme systèmes de prise de décision.
« Dans de nombreuses organisations, les gens ont plus tendance à se fier aux représentations formelles et aux mesures quantitatives plutôt qu’à l’expérience humaine –c’est ce que nous appelons le modèle d’organisation porteur de décisions, explique le professeur Lorino. La montée de ce point de vue correspond souvent au retour du taylorisme, à la standardisation des tâches et à l’interchangeabilité des acteurs, qui ont été popularisés lors de la révolution industrielle.
Bien que cette vision du management ait été critiquée, surtout dans les années 1980, le développement de puissants systèmes d’information et de management intégrés, depuis les années 1990, a souvent imposé le « rêve » -ou plutôt le cauchemar- du contrôle total.
Comme l’explique le professeur Lorino, le paradigme de la prise de décision, ou traitement de l’information, impose des restrictions sévères à l’apprentissage organisationnel. Par conséquent, l’activité collective, négligée par les théories et les pratiques managériales, prend sa revanche. L’apprentissage par l’action a tendance à s’amoindrir dans les organisations censées être bien gérées. De la Chine à la France, tous se plaignent de la détérioration de la qualité du travail et de la qualité de vie au travail. La perte du contrôle du risque conduit à des désastres financiers, technologiques ou sociaux dans les organisations censées être contrôlées au mieux.
« À l’inverse, continue le professeur, les dirigeants des entreprises qui se basent sur les activités n’ont pas à avoir toujours raison. Et les dirigeants, quand ils peuvent admettre qu’ils se sont trompés, sont plus enclins à écouter les membres de leur équipe, qui se sentent par conséquent libres de s’exprimer et fondés à critiquer. Quand les employés peuvent exprimer leur opinion, même si elle est contraire à la culture d’entreprise dominante ou aux résultats d’un traitement sophistiqué de l’information, il devient beaucoup plus facile de prendre des risques –la gestion du risque est toujours enracinée dans l’expérience pratique et l’attention des acteurs. »
Les entreprises basées sur l’activité se lancent dans de manière intensive dans les expérimentations et comprennent que l’échec fait partie du succès. Si vous faites de nouvelles expériences, vous devriez rencontrer un certain taux d’échec car l’échec fait partie de l’expérience sociale et humaine.
« Bien entendu, cela ne signifie pas pour autant que nous n’ayons pas besoin d’experts. En revanche, les avis d’experts, les modèles formels et les chiffres ne sont pas du management automatique. Il faut les considérer comme des outils utiles que l’on peut appliquer à l’activité collective, ni plus, ni moins. »
Renouer avec l’activité, à travers le concept de l’ « investigation dialogique », conclut-il, est une étape-clé pour les études de management, puisque les techniques et les concepts de management partent dans des directions radicalement opposées selon qu’ils sont considérés comme des représentations mimétiques d’aide à la décision en faveur de la seule et unique façon de faire, ou plus modestement comme des médiations heuristiques pour donner du sens à des demandes précises. De cette alternative découlent de nombreuses questions-clés théoriques et pratiques.
Pour approfondir :
"The Experience of Time in the Inter-Organizing Inquiry: A Present Thickened By Dialog and Situations", publié dans Scandinavian Journal of Management
"From the Analysis of Verbal Data to the Analysis of Organizations: Organizing as a Dialogical Process" , publié dans Integrative Psychological and Behavioral Science
"L'activité collective, processus organisant : un processus discursif fondé sur le langage pragmatiste des habitudes", publié dans Activités