La crise financière de 2008 a brutalement révélé que l'économie mondiale était à la merci de la montée et de la chute de la finance mondiale. Dans les années qui ont suivi, le débat a porté sur l'échec apparent de la régulation des marchés financiers. Et quand nous parlons d'éviter de futures crises, nous parlons habituellement d'une surenchère de réglementation : Thomson Reuters Accelus a ainsi suivi en moyenne 110 modifications réglementaires par jour au troisième trimestre de 2013, soit environ le double des mises à jour quotidiennes de l'outil enregistrées durant la même période en 2010.
La plupart des analyses se concentrent sur la dyade régulateur - régulé et la manière dont l'autorité publique crée les règles du jeu des acteurs privés, en prenant pour acquis que le système financier est un simple objet de réglementation. Trop souvent, nous avons oublié la réflexivité entre sphère privée et sphère publique : alors que le monde tente de façonner le système financier, n'est-ce plutôt pas le système financier qui façonne, à sa manière, notre monde ?
Dans les années qui ont précédé la crise, les acteurs privés ont joué un rôle plus important dans la définition du système financier international, déclenchée en partie par les vagues successives de libéralisation et de titrisation, ou encore la croissance des marchés interbancaires au cours des années 1980. Ces mouvements de frontière entre public et privé reflètent une réduction du rôle de l'Etat et l'émergence d'une gouvernance non étatique et transnationale de la finance. La finance est aujourd'hui un champ régulatoire complexe, traversé et régi par de nombreuses interactions, conflictuelles ou coopératives, entre une multiplicité d'acteurs, publics et privés.
Notre ouvrage, Finance : Le Régulateur Discret, soutient que les acteurs financiers sont eux-mêmes générateurs d'un cadre institutionnel et normatif qui favorise la mondialisation des marchés sur lesquels ils interviennent. Les autorités publiques et les acteurs privés régulent conjointement le monde réel, cette régulation conjointe étant dominée par une multiplicité d'acteurs financiers. Des grandes banques d'investissement aux contrôleurs financiers, des agences de notation aux auditeurs financiers : ce sont ces acteurs clés des marchés financiers qui sont au cœur et à la tête de leurs propres processus de régulation. Autrement dit, les acteurs privés sont devenus les "régulateurs discrets" de leur propre système, ce qui explique en partie pourquoi si peu de choses ont vraiment changé depuis 2008.
La finance comme "régulateur discret" signifie qu'il y a un rééquilibrage permanent des pouvoirs entre l'Etat et les acteurs financiers quant à la conception, l'organisation et la régulation des marchés et de la société. Les acteurs financiers gèrent stratégiquement leurs interdépendances avec les autorités publiques, afin de pouvoir travailler non seulement sur la mise en œuvre mais aussi à la formulation des normes et règles qu'ils entendent imposer à la société. Ils ont ainsi une grande capacité à déplacer les frontières entre sphère publique et sphère privée, à exercer une influence certaine sur des changements institutionnels et législatifs majeurs, tout en soutenant qu'ils travaillent in fine à la définition et la défense de l'intérêt public.
Ces régulateurs sont "discrets" car, en général, l'hétérogénéité et la multiplicité de leurs statuts professionnels, économiques et sociaux sont peu visibles. Sans réellement se cacher, ils ne cherchent cependant pas à être visibles, se trouvant souvent dans les coulisses, dans l'ombre du monde des affaires. Leurs positions officielles respectives, les pouvoirs qu'ils détiennent en bonne et due forme ne sont pas spectaculaires mais leur capacité à réguler les marchés discrètement, en arrière-plan, leur confère une puissance inégalée.
Pour aller plus loin :
Huault I. and C. Richard (2012), Finance: The Discreet Regulator - How Financial Activities Shape and Transform the World, Basingstoke, UK: Palgrave Macmillan